39
Retrouvailles, Dans l’Arche
La pesanteur, des faisceaux lumineux balayant le quai de chargement, la grande porte ouverte qui donnait sur l’espace, et Mathias répétait, abasourdi, incrédule :
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Huit paires d’yeux le dévisageaient, huit corps suspendus dans leurs mouvements, comme pétrifiés, et qui semblaient aussi stupéfaits que Candice et lui-même.
Un homme – un androïde ? se demanda Mathias – fonça vers lui, l’allure d’un bulldozer, poings serrés, l’air déterminé, qui disait :
— Je m’en occupe. Tout va bien.
Georges avançait d’un pas lourd vers Mathias. Visiblement, ça semblait être un dur à cuire, qui impressionnait d’autant plus qu’il portait des vêtements de majordome. Mathias, ça le paralysa, c’était très étrange. Il se mit en position de défense, bien qu’il soit sûr de n’avoir aucune chance contre ce drôle d’énergumène qui semblait en avoir vu des vertes et des pas mûres. Un pied en arrière, il l’attendait, ne se faisait guère d’illusion quant à l’issue de la bagarre qui s’annonçait, certain d’être terrassé par cet humanoïde qui devait certainement savoir y faire pour exterminer du bio. On les abordait, ce devait être les hommes du Président. À voir la tête du méca qui le chargeait, on avait mis sur la mission de durs psychopathes. C’était normal, pensa Mathias. Il avait volé l’Arche, après tout.
— La loi vous l’interdit, la loi vous l’interdit, la loi vous l’interdit, répéta Mathias en boucle.
Candice restait hypnotisée par les autres membres du groupe. Elle ne quittait plus du regard ce sac qu’ils manipulaient tous, cette forme qui bougeait dedans.
Alors que Mathias pouvait clairement voir à présent l’éclat de détermination faisant scintiller l’œil de Georges, Candice reconnut Iphis, sa bien-aimée. Sa tête dépassait du sac de survie, yeux clos, inconsciente. Morte ?
Iphis leva péniblement une paupière, puis une autre. Sur son visage amoché, son arcade droite laissait s’échapper des étincelles, de sa bouche s’écoulait un liquide violacé.
Candice cria son nom. Elle était vivante. Rien ne comptait plus. Elle courut vers elle, passa à côté de Georges qui la regarda sans un geste pour la retenir. Sa cible, c’était Mathias, pas elle. Candice entra dans le groupe, les dégagea tous de la poche de survie.
— Poussez-vous ! Poussez-vous, nom d’un Bouddha !
— C’est qui celle-là ?
Anouké n’en revenait pas, quel toupet elle avait !
— Iphis, c’est toi ?
Iphis suffoquait. Candice prit son visage dans ses mains, la regarda. Une larme perla de son œil.
— Faut pas se gêner surtout !
— Calme-toi ma Pupuce, je crois que c’est elle.
— Ah ? Oui, d’accord.
Anouké laissa faire. Des retrouvailles, c’était si touchant, ça changeait de la fin du monde.
— Iphis, répéta Candice, ma chérie, regarde-moi, je t’en prie. J’ai eu tellement peur pour toi !
Iphis bougea son œil valide, elle la fixa, esquissa un sourire, dans la douleur.
— Candice, je savais que l’on se reverrait. Je n’ai jamais douté ! Ce n’est rien, quelques circuits grillés, des organes à réparer, ça ira bientôt très bien. Tu verras.
Elles s’embrassaient quand la pyramide s’adressa à eux, par la pensée :
Nous allons avoir un problème. Leurs tirs et missiles me chatouillent, mais à présent ils me visent avec le canon positionné sur la base lunaire. Le même ayant déjà anéanti mon bouclier énergétique sur Terre. De plus, ils s’apprêtent à lancer une seconde IEM. Je ne voudrais pas être rabat-joie, mais ce coup-ci, ça pourrait me sonner quelques minutes. Je survivrais, mais vous ? Enfin, si vous les désirez, je peux les atomiser. C’est à vous de voir.
— Non, répondit Bjorg, je crois qu’on a assez de sang sur les mains comme ça. Enfin, les humains, j’entends. Nous valons mieux. Je crois.
Georges regarda Mathias, se tenant à un mètre en face de lui. Il lui dit :
— Bonjour. Georges, enchanté. Avez-vous des choses à emporter avant de monter dans la pyramide ?
Mathias resta bredouille, il bafouilla quelques syllabes inaudibles, on ne voulait pas le tuer ? Ah, bon, bien. Par contre, c’était quoi cette histoire de pyramide ? Se pouvait-il qu’il s’agisse de LA pyramide ? Il n’en savait rien, cette foule, là, dans l’arche, après les attaques, tout arrivait trop vite. Candice regarda Georges. Elle lui cria :
— La sauvegarde du SA, en soute 2 ! Et tous les échantillons de la soute 3 ! Mathias, allez avec lui, vous aussi. Sauf toi, Anouké. Tu m’aideras avec Candice.
— Je ne vous connais pas, vous me parlez sur un autre ton !
— Calme-toi, ma Pupuce, calme-toi.
Ils rechargent leur IEM et leur jet supraplasmique, nous n’avons que quelques minutes devant nous. 3 min 37 secondes, 36, 35…
— Bon Bouddha ! Elles sont où ces soutes ?
Jack s’approcha de Mathias à vives enjambées, arriva devant lui, il claqua sa main sur son épaule :
— Allez, allez, on se bouge l’asticot. Elles sont où ces soutes ?
Mathias le regarda, surpris, la bouche entrouverte. Lentement, il tourna la tête vers Georges qui lui rendit un sourire, puis il fixa à nouveau Jack. Il lui demanda d’une voix lointaine et effacée :
— Jack, mais vous êtes qui, en fin de compte ?
Jack, il devait jouer double jeu, comme lui, mais en professionnel. Lui, Jack, survivant de l’apocalypse, ayant outrepassé ses droits, avec un androïde, sortis vivants du SA, et, désormais, à bord de l’Arche par on ne sait quel miracle. C’était pro. À côté, lui n’était qu’un petit joueur, il ne voyait que ça.
Jack ferma ses paupières, leva la tête en l’air, une expression de dépit sur le visage :
— Ah là, là ! Georges, bon Bouddha, regardez-le ! Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Il est comme tétanisé par votre présence. Je vous l’avais dit, votre tête, Georges, vous faites peur, vous…
Georges fixa Jack, une expression foudroyante se dessinait sur son visage, ses yeux foudroyaient ceux de son maître. Jack toussota, se racla la gorge, rit jaune, puis dit :
— Mais, mais, il faudrait être aveugle pour ne pas voir l’être extraordinaire que vous êtes.
Jack les dépassa, s’excusant, Pardon, pardon, il s’avança jusqu’à la porte d’accès de la soute médicalisée :
— Bon, les asticots, on se dépêche. Allez, allez, allez !
John, Archibald, Shri, et Bjorg accoururent jusqu’à lui. Jaspert s’arrêta devant Mathias, lui promit de tout expliquer ensuite, le prit par la main pour l’emmener à la soute.
C’était quoi tout ce cirque ? Mathias n’en savait rien, sauf qu’il fallait sauver les échantillons et la sauvegarde du SA.
Mathias revint peu à peu à lui. Il oublia l’incompréhension, songea à la nouvelle impulsion électromagnétique, à la charge du jet plasma, à la fin, encore une, qui les attendait s’ils ne se dépêchaient pas.
Il déverrouilla l’accès à la salle médicalisée, les invita à le suivre, passa devant les unités chirurgicales, ouvrit la porte donnant sur le hall interne et s’arrêta devant la porte surmontée de l’inscription 2.
— Vous, dit-il à John, Jaspert, et Georges, vous m’accompagnez en zone 2. Vous, vous allez en zone 3. Ce ne sont que des portes à ouvertures manuelles jusqu’au laboratoire de biologie. Dedans, vous trouverez une salle froide, tenez, voici ma carte sécurisée. À l’intérieur, vous récupérez tous les échantillons. Tous. Vous m’avez bien compris ? Absolument tous. Vous aurez besoin d’un chariot. Ils sont à l’entrée, sur votre gauche, dans l’entrepôt. Faites attention, ne cassez rien, n’oubliez rien. Ce sont toutes les espèces animales et végétales connues et répertoriées que vous emporterez avec vous. C’est clair ? La faune et la flore terrestre. Il n’y en a qu’une seule.
Ils hochèrent la tête, au garde-à-vous, disciplinés.
Puis il tourna la tête vers John et Jaspert, évita le regard de Georges, leur dit en soufflant, d’une voix basse.
— Vous, suivez-moi.
2 min 5 s, 04 s, 03 s
Les deux groupes se séparèrent, coururent, ouvrirent les sas de sécurités.
Mathias et sa suite pénétrèrent dans la salle des serveurs. Ils y étouffèrent. Toutes ces unités de réfrigération, c’était infernal. Ils passèrent d’allée en allée jusqu’au fond de la pièce. Là, un bureau circulaire aux bords arrondis recevait une unité quantique, un bloc noir d’une cinquantaine de centimètres de côté, posé dans un bain réfrigérant. Autour du cube, encastrée à lui, une ceinture lumineuse scintillait, passant du bleu pâle au bleu vif.
Mathias scruta le cube un instant, puis il s’avança sur sa gauche, pour s’arrêter devant une armoire métallique. Il tira sur un panneau qui tomba dans un bruit de tôle. Dedans, ils aperçurent un globe polygonal, un œil rouge sur l’une de ses faces, parcouru de câbles électriques.
— Astraia ?
Oui, Mathias.
— Comment vas-tu ?
Je suis réduite à mes systèmes vitaux en attendant la réalimentation complète de l’Arche.
— Il n’y en aura pas. Désolé.
Ce n’est rien, je ne suis qu’un programme informatique. Que puis-je faire pour vous, Mathias ?
— OK, j’ai besoin de transporter la sauvegarde du SA. Isole-la de ton alimentation principale et active ses batteries.
Bien Mathias.
Le cube fut détaché de son support, il se mit à flotter dans le bain réfrigérant.
1 min 21 s 20 s, 19 s
Mathias décrocha une paire de gants, l’enfila, se pencha au-dessus du cube. Il le prit, le laissa s’égoutter, puis partit en direction de la porte avant de dire aux autres :
— Prenez le bain, mais faites attention. Une goutte de ce liquide peut vous traverser de part en part. Prenez le couvercle à côté et placez-le dessus.
John et Jaspert, qui avaient déjà soulevé l’aquarium, échangèrent un regard, yeux ronds, cœur en arrêt. Ils le reposèrent, penauds, récupérèrent le couvercle avec précaution, deux doigts en pince, en couvrirent l’aquarium, souffle court.
Mathias s’arrêta devant la porte ouverte, se retourna, dit :
— Allez, on repart. Dépêchez-v… Mais bon Bouddha, qu’est-ce que vous faites ?
George se tenait devant Astraia. Il tourna la tête vers eux. Il annonça :
— Je ne laisserai pas une innocente mourir ici.
45 secondes, 44 s, 43 s
— Mais il est fou bon Bouddha ! Nous n’avons pas le temps ! Ce n’est qu’une IA de base !
Georges détourna le regard, tendit un index, l’approcha d’Astraia.
— Si vous tentez de la télécharger en vous, vous mourrez ! s’alarma Mathias. Vous n’êtes pas outillé pour ça ! Votre mémoire interne va griller ! Mais bon Bouddha ! Dites quelque chose, vous !
Jaspert et John échangèrent un regard, haussèrent les sourcils, puis ils dirent d’une seule voix :
— C’est Georges.
Mathias maugréa, cria qu’il n’avait plus le temps pour ces bêtises, que Georges n’avait qu’à se débrouiller sans eux, et il se précipita en dehors de la zone 2. Jaspert et John le suivirent, ce que Georges faisait, ça le regardait.
Ils pénétrèrent dans la zone médicalisée, la traversèrent au pas de course, approchèrent de la sortie lorsqu’ils entendirent un rugissement, un râle qui transperçait même les parois blindées. Le pauvre, il avait fait son choix. Le vaisseau tremblait tandis que le cri s’intensifiait, devenant des lames perçantes vrillant leurs tympans. Puis le silence, à nouveau. Georges, il avait dû griller. Paix à son âme. Mais à force de tirer sur la corde raide, hein, on récolte son dû.
Ils échangèrent un regard las, Mathias murmura On y va, on y va. Ils continuèrent.
Arrivé sur les docks, Mathias aperçut Anouké et Candice. Elles les attendaient, comme suspendues dans le vide en dehors de la soute ouverte, dans l’espace. Qu’est-ce qu’elles foutaient dans l’espace, ces deux bios ?
— Mais bordel… elles flottent dans le vide… souffla Mathias.
Jaspert et John le dépassèrent, lui sourirent, foncèrent à la rencontre des deux femmes. Eux aussi, ils allaient sauter dans le vide. Des fous, Mathias avait été abordé par des fous. Shri, Jack, Bjorg et Archibald déboulèrent à leur tour, poussant chacun un chariot débordant d’échantillons emplis d’un liquide bleu fluorescent. Ils laissaient des trainées au sol, des bris de verres. Des échantillons tombaient. Mathias se liquéfia, il murmura, ahuri :
— La vie, la vie, les espèces animales… ils font tomber les espèces animales…
Mais il ne fallait être personne pour se foutre de la vie, pensa Mathias.
La troupe approchait du vide, s’apprêtait à s’engouffrer dans le noir absolu, puis la pyramide émit une nouvelle pensée :
5, 4, 3
Georges déboula en hurlant. Il scintillait, des étincelles fusaient en gerbes de son corps, de ses yeux, même de ses pieds. Il tenait l’unité centrale d’Astraia sous le bras gauche. Il accrocha Mathias par le bras, l’emporta avec lui dans sa course folle vers le vide, là où tous flottaient miraculeusement. On allait le pousser dans le vide. Mathias, il ne comprenait pas.
Il se mit à hurler, Georges aussi, c’était terrifiant d’être tenu par ce méca fou qui fonçait dans le vide. Ils hurlèrent de plus belle.
1 s
— On va tomber ! On va tomber !
Mathias s’époumonait, son cri de détresse étouffé par celui de Georges. Il les vit tous se précipiter dans le vide, John et Archibald, Shri et Jaspert, Bjorg et Jack. Et lui, paniqué, tiré par Georges qui prenait son élan pour sauter dans le vide.
0 s
Mathias ferma les yeux, dans le noir absolu de sa détresse, sans étoiles, sans espoir.
Une fontaine lumineuse apparut. Telles des aurores astrales, des lumières flottèrent autour d’eux. L’espace devint un cri de détresse auréolé d’une luminescence insensée.
L’IEMmm eeest dééee-clen-chéeeee, je… m’en… vvvvaiiiis…
La voix de la pyramide déclina, puis elle mourut. C’en était une nouvelle fin, une autre annihilation.
Mathias, la gorge en feu, épuisé et apeuré, poussa son cri jusqu’à l’extinction de voix. Il ouvrit les yeux dans une semi-obscurité. Seule une lueur chancelante et faible brûlait encore au cœur de la pyramide.
Puis, un point rouge apparut dans le lointain, venu de la lune. Il grossit, grossit, encore et encore, à une vitesse fulgurante.
L’intérieur de la pyramide s’éclaira.
Mathias fixa ce point synonyme de destruction et d’anéantissement, hypnotisé. Le laser supraplasmique. Ils étaient cuits. De toute façon, n’étaient-ils pas déjà tous cuits, dans le vide intersidéral ? Mathias ne les entendit pas lui dire de se hâter, de venir s’asseoir avec eux dans un de ces fauteuils imposants aux accoudoirs magistraux. Il ne voyait pas non plus cette flammèche sur la table marbre et or. Elle vacillait, semblait s’éteindre. Il ne discerna pas non plus le centre de pilotage. Il ne vit rien. Rien qu’un rouge écarlate qui grossissait et venait s’abattre sur lui.
— Le laser à plasma, il va nous tuer, chuchota-t-il avant de sombrer, de s’évanouir.
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