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Jouer aux créateurs, espace



 La pyramide filait dans la nuit.

 Noire.

 Elle prenait son temps, ne se déplaçait qu’à 110 % de la vitesse de la lumière. La vitesse, c’était son truc, elle se foutait des lois de la physique, ce n’était pas pour elle.

 À son bord, on jouait aux apprentis Dieux. La route vers la vie extraterrestre était longue, on tuait le temps comme on pouvait.

 Mathias avait récupéré ses esprits. Il s’était rapidement acclimaté à son nouvel espace, il faut dire qu’il y avait de quoi se perdre dans la pyramide, elle était bien plus vaste que ce qu’on pouvait imaginer de prime abord. Il avait trouvé une cabine, nichée dans un recoin, isolée, mais pas trop loin des autres. Il avait besoin de son espace, mais se sentait plus seul que jamais. Cette joyeuse bande de détraqués, c’était la dernière chose qui lui rappelait la vie sur Terre. Tous les humains étaient morts, mais eux, ils étaient bien vivants. Il ne s’attendait pas à de tels survivants. Ils n’en avaient pas l’allure. Ça lui mettait du baume au cœur.

 Candice expliqua ce que contenait Astraia, cette IA que Georges veillait. Comme s’il en était amoureux.

 La sauvegarde du SA.

— Il y a dans cette sauvegarde, raconta Candice, tous les terriens, tous ceux qui ont survécu. Enfin, leur âme. Ou ce qui s’en rapproche le plus. Quand la fin du monde s’est avérée irrémédiable, on a décidé, avec Mathias, de sauvegarder tous les esprits humains, ceux alors connectés au ça. En fait, on les a téléchargés. Environ quinze milliards de personnes, dedans, encodées, vivantes. Elles sont là, j’ignore si elles sont au courant de ce qu’il s’est passé pour eux sur Terre, mais le ça leur permet de continuer à vivre. Enfin, on l’espère. En vérité, on ne savait pas vraiment ce qu’on en ferait ensuite. On ne sait absolument pas comment leur rendre la liberté. Avec Mathias, on se disait qu’on ne pouvait pas se permettre d’attendre d’avoir trouvé une solution pour agir. Sans quoi, ils auraient péri. Là, nous les savons, si on peut dire, en vie.

 Anouké se raidit. C’était ça, l’humanité survivante ? C’était quoi cette torture ? On ne leur avait même pas demandé leur avis ! Elle en resta coite, toutes ses pensées, sa consternation créant un embouteillage au bord de ses lèvres. Elle voulut dire quelque chose, elle ne fit que bafouiller. Puis ça sortit, en mitraille, elle était si indignée :

— Mais ça ne va pas ! Prisonniers ! Ils sont retenus prisonniers du ça ! Mais vous vous rendez-compte ? Dans le SA ! Ils vont tous finir par devenir fous ! Mais il faut les libérer tout de suite ! Et comment on va faire ? Comment on va faire pour, pour, je ne sais pas moi, pour leur donner un corps ? Pour vivre, que je sache, on a bien besoin d’un corps ! Non ?

 Jaspert la regarda. Elle se mordillait la lèvre. Ça, il en connaissait la signification. Pourtant, lui, cette nouvelle, il trouvait ça bien. Très bien même, pas au point de les envier à vouloir lui aussi être l’intérieur du ça, mais une bonne part l’aurait tout de même souhaité. Il fit preuve d’empathie, enfin, autant qu’il le put, regarda Anouké, une moue pleine de compassion. Il dit :

— Ma Pupuce, ça va aller, ils sont vivants, il y a pire. Et puis regarde-moi, j’y ai passé du temps, dans le SA, et je vais très bien. Hein ?

— Oui ! dit-elle en le regardant. C’est bien ce qui me fait peur ! Je te regarde et je t’aime mon loulou, hein, ce n’est pas ça le problème, je ne veux pas dire, mais le ça ne t’a pas fait que du bien.

 Jaspert ne savait pas trop en quoi, mais, après tout, c’était l’opinion d’Anouké, ce devait être politique, quelque chose dans le genre. En pensant politique, il se dit que ça faisait longtemps qu’ils avaient débattu ensemble, dans l’intimité.

 Toujours est-il, qu’à la connaissance de tous les bios ici présents, personne n’avait d’idée pour leur redonner une enveloppe corporelle, à ces âmes prisonnières du ça. Même une bioméca, à défaut. Il n’y avait aucune solution. Rien pour permettre aux humains numérisés de regagner une forme matérielle. Le devenir de l’intégrité psychique de ces pauvres prisonniers informatiques faisait peur.

 Que les humains, par milliards, soient réduits en pixels, ça révolta John. Cette idée de ne sauver qu’une partie des humains, uniquement leur esprit, c’était assez ignoble. Selon lui, tous les humains dans le ça n’étaient plus que la moitié d’eux-mêmes, et cette vie sauvegardée ne valait pas plus qu’une mort définitive. Bjorg, lui, y voyait l’opportunité future de transférer ces esprits informatiques dans un corps bioméca, ce à quoi Shri adhérait. Ce serait, selon eux, l’achèvement de l’évolution humaine.

— Mais on fait quoi, là, pour qu’ils restent sains d’esprit dans le SA, en attendant ?

 Ça, en revanche, que les prisonniers du SA disjonctent à force d’y vivre, tous le craignaient.

 Jack proposa de les abandonner. Fin du problème, ils avaient d’autres chats à fouetter. Même Georges tiqua, ce n’était pas dans l’habitude de son maître, tant de cruauté.

— Qu’on n’en parle plus !

Ce fut l’indignation générale.

— Blawrf !

 Il revint à la raison, se renfrogna, calé contre le dossier de son trône. Il n’y avait que là qu’il était bien.

 La solution vint de Georges, évidente, mais terriblement aléatoire, incertaine. Voire, dangereuse. On sentait qu’il avait une arrière-pensée.

 Georges avait patiemment écouté, les yeux encore et toujours plongés dans Astraia, puis avait dit, d’une voix calme, posée, dénuée d’hésitation :

— Pour les garder sains d’esprit, il suffit de leur proposer un environnement paisible et d’être honnête avec eux. Quelqu’un doit se rendre dans le SA leur expliquer la situation. Et, s’il le faut, modifier la simulation pour leur proposer un environnement encore plus propice à leur épanouissement.

 Ça sentait l’embrouille, Jack le pressentait, il savait ce qu’il en était d’un Georges débridé. Georges, il voulait se rendre dans le SA, retrouver le pouvoir absolu. C’en était certain.

 Ils le regardèrent, même la flamme, incarnation de la pyramide, sembla se tourner vers lui. Silence, on sondait ses intentions. Jaspert demanda :

— Et comment comptes-tu t’y prendre ?

 Enfin, Georges quitta des yeux son cube noir, releva la tête, se tourna vers eux. On était bien incapable de savoir ce qu’il pensait, masque de placidité :

— Je vais m’y rendre et leur parler.

— Blarwf !

 On était d’accord avec Jack, ça puait l’embrouille.

 Jaspert étouffa un rire, Anouké haussa les sourcils, Jack blawrfa de plus belle, Georges dit :

— Je leur expliquerai la situation, je temporiserai, leur dirai de patienter jusqu’à ce que l’on trouve un moyen de les sortir de là. Ils me comprendront, j’en suis certain. J’ai des arguments.

 De nouveau, silence. Le George fomentait quelque chose, personne n’était dupe.

— Blawrf !

 Jack était dans le vrai. Les arguments de Georges, il les connaissait. Jaspert aussi, du reste.

 Toujours est-il que seul Georges avait proposé quelque chose.

 Ils acceptèrent l’offre, faute de mieux. Bjorg, lui, il était enthousiasmé par cette idée, vraiment. Pour Anouké, ce n’était qu’un maboul.

 Mathias réveilla Astraia, lui demanda un accès sécurisé afin que Georges se connecte au SA. Sans restriction aucune. Jack décela ce rictus sur le visage de Georges, il ne dit rien, ils allaient voir ce qu’ils allaient voir.

— Libère un port, dit Mathias. Paramètre-le pour recevoir un androïde. Niveau d’autorisation administrateur.

— Blawrf !

 Oui, niveau administrateur, Jack ne fut pas le seul à être surpris.

 Ni une ni deux, Georges y plongea. Direction, le SA. Il trépignait d’impatience. Shri, ça l’émerveillait qu’un androïde s’y rende. Ce Georges, c’était un géant, un parfait méca.

 Trois heures plus tard, le corps de Georges tressautait, plongé dans le ça, à faire ce qu’il savait faire, certainement. Parfois, il se raidissait, visage crispé, on aurait dit que tout ne se passait pas comme prévu. Il geignait, il s’énervait, on ne savait rien de ce qu’il faisait. Jack et Jaspert en avaient une petite idée. Jack, quelque part, ça le satisfaisait. Il imaginait la tête qu’ils feraient tous sous peu, découvrant la vraie nature de Georges.

 Enfin, Georges rouvrit les yeux. Il garda le silence, pinça sa bouche, tourna et retourna ses globes oculaires en tous sens, à gauche, à droite, ç’avait été mouvementé là-dedans.

 Il les fixa, alors qu’ils étaient tous suspendus à ses lèvres, qu’ils suivaient de la tête ses mouvements sans même s’en rendre compte. Il dit enfin :

— C’est la révolution là-dedans. J’ai tenté de leur expliquer la situation, mais cela n’a fait qu’attiser leur colère. Ils exigent qu’on leur rende la liberté.

 Georges se tut à nouveau. Il réfléchit. Il ouvrit la bouche, mais non, il ne dit rien. Il trouva la solution. On attendit. Il se fit désirer.

— Blarwf !

 Jack n’était pas dupe.

 Soudain, Georges annonça :

— Il faut effacer leur mémoire, j’ai eu beau calmer leurs ardeurs…

— Blarwf !

 Jack n’avait que ce mot à la bouche, mais il n’avait pas tort. Calmer les ardeurs ! Mais évidemment ! Pour Jack, c’était limpide…

 Georges fixa Jack, regard déterminé, lueur vengeresse, un sourire carnassier en coin. Jack s’en doutait :

— Bon Bouddha… Vous les avez massacrés. C’est ça ? Ils ne voulaient rien entendre, alors vous les avez massacrés… Vous aimez ça, je n’en reviens pas. Mais bon bouddha, mon Georges, qu’êtes-vous devenu ? Bon Bouddha…

— Il faut effacer leur mémoire, répéta un Georges inflexible.

 Ils s’égosillèrent, nouvelle indignation générale à bord, la zizanie infusa. On ne va tout de même pas leur effacer la mémoire, ce sont nos semblables !

— J’y vais à sa place, proposa Jaspert.

— Non, hors de question ! l’alpaga Anouké.

— Voyons, voyons, temporisa Bjorg, ce n’était qu’un galop d’essai, ne lui jetons pas la pierre.

— Sinon, commença John, avec Archibald, nous sommes prêts à y aller.

 Georges les fusilla du regard. Attention, chasse gardée.

 Devant cette cacophonie, la pyramide suggéra de ne leur confisquer qu’un pan de mémoire, qui leur serait rendu quand on serait en mesure de les réincarner.

— Tu en es capable ?

Oui.

 Ils la dévisagèrent, échangèrent des regards, haussèrent les sourcils, circonspects. C’était un bon compromis, ils durent l’admettre. La proposition fut acceptée, elle expliqua en sus :

Enlevons-leur le souvenir du monde réel. Nous rendrons les mémoires au fur et à mesure qu’ils acceptent leur Nouveau Monde, mais aussi lorsque j’aurai mis au point un système pour les réencoder dans un système bioméca. Laissez-moi quelques siècles, et je serai en mesure de transférer les programmes du SA vers un corps que j’enfanterai moi-même. Une sorte de division cellulaire, si vous voulez tout savoir.

— Quelques siècles ?

— Blarwf !

 Oui, on était bien d’accord avec Jack : quelques siècles, ça faisait long. Et comment allions-nous nous y prendre ?

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