Le jeune homme est beau, le vieillard est grand

2 minutes de lecture

C’est drôle une vie. On se souvient d’un caillou dans la chaussure mais pas de là où on allait ce matin-là. Et puis cette fameuse nuit où le vin coulait à flots, un malvoisie des meilleurs parce que soleil et pluie s’étaient donné la pareille. Mais de là à se souvenir de la couleur de sa robe ? De la savoir là, ça te va. Qui coule et s’enroule au bas du coteau. La Loire. Tu l’as eu à l’œil depuis toujours, et elle t’a rassuré, à moins que ce ne soit le contraire. Depuis combien d’années ne l’as-tu pas entendu se fâcher, sortir de ses gonds ou charrier le chaos après un embâcle de tous les diables ? Tu ne sais plus. Il y en eut tant de ces hivers, morsures au visage et givre qui crépitait sous la galoche, et des neiges à bonhommes. Mais la mémoire a la tête dure. Curieusement, elle ne se souvient pas si les boches étaient déjà là ou non, seulement le cri des corneilles qui affolaient les pylônes. Et elle donc, qui roule et s’écoule ; la Loire, une sœur, le long cours d’une vie. C’est la fin. Mercredi 24 avril. On a frappé et tu sais que c’est la camarde qui s’en vient te faucher après près de 101 années. Tu es prêt. Dehors les premiers coquelicots et des lupins, par brassées. Se laisser aller, se souvenir des belles choses. C’est drôle une vie, Marcel. Je me souviens. Un jour, à tes côtés à ramasser des patates. Ton tracteur. Je prenais un cercle en plastique en guise de volant et je sillonnais un arpent imaginaire en jetant un œil par derrière, comme toi, pour voir si ça fenait droit. Ta salopette. Tes moutons. Ton sécateur. Ta Marie-Louise. Ton sourire. Je pousse la porte du salon funéraire, m’approche et me tiens là un moment ; c’est bien toi. Il y a un an, tu avais raconté tes souvenirs pour le journal ton 8 mai 1945, tu avais la vingtaine et c’était la liberté, enfin de retour. Devant le journaliste, tu avais dit quelques vers de Victor Hugo. Lorsque l’enfant paraît / Le cercle de famille / Applaudit à grands cris / Et les plus tristes fronts / Les plus souillés peut-être / Se dérident soudain à voir l’enfant paraître… Le devoir de mémoire, c’est important disais-tu. Dans nos vies brindezingues, il y aussi l’attache la mémoire comme un cordon. Aujourd’hui, je me souviens d’une petite histoire. Celle d’un gamin qu’avait l’âge des carrés de chocolat et qu’aimait pas les abscisses ni les ordonnées. Il grandissait comme il pouvait et saluait son voisin à la casquette familière. Avions en point commun ce paysage, un grand rocher qui dominait les côteaux et le fleuve. Un couple de corneilles dans le ciel agonise. Tu te souviens Marcel, lorsqu’ils tournoyaient ainsi autour du grand rocher, c’était signe d’eau. Allez, il faut y aller. La journée est passée comme la vie, vite. Une dernière pensée pour elle. La Loire, ton éternelle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Richard Gildas ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0