La promesse d’une vie meilleure

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Trois mois plus tard.

Alice avait ce don pour revêtir son visage angélique, de porter ce regard si innocent et d'agir comme une condamnée. De faire comme si tout importait et s'en foutre royalement. De faire semblant la journée et revivre la nuit. Enfin... « revivre » était une manière de dire.

Si on l'observait de loin, on pourrait croire que rien n'avait changé. Ses cheveux étaient toujours de la même couleur, ses vêtements restaient sobres et chics, digne de la fille d'un grand entrepreneur. C'était ce que les gens voyaient dans la rue : une adolescente parmi tant d'autres. Puis lorsqu'on se rapprochait d'un peu plus près, on remarquait son maquillage noir qui entourait ses yeux. Son regard vaseux, vide, éteint. Ses joues creuses comme si elle n'avait pas mangé depuis des mois.

Le pire restait à l'intérieur d'elle. L'aspect extérieur n'était qu'un masque, un beau mensonge pour satisfaire son entourage. Dedans, néanmoins, c'était le chaos le plus total. Excitée et déprimée à la fois, sans cesse réclamant sa poudre blanche, sans cesse en manque, en manque de came, de vie, d'oubli. En elle, il y avait des sortes de nuages noirs qui noircissaient la moindre pore de sa peau et s'infiltrait entre chaque pensée. Elle était devenue un recueil d'émotions destructrices. Un panier de merdes entassées les unes sur les autres. On la voyait errer dans les rues le soir, pauvre âme condamnée à l'abattoir. On la voyait se brûler, petit à petit, comme la cigarette qu'elle consumait. Le monde la voyait et la laissait faire : parce que le monde en avait toujours eu rien à foutre des corps vides comme elle.

Alice était là, mais Alice n'était plus.

Alice était partie dans un autre monde depuis longtemps. Elle était morte lorsqu'elle avait respiré sa première herbe. Ou peut-être lorsque l'alcool avait laissé sa brûlure dans sa gorge. Qui savait.

À côté d'elle se trouvait toujours son bourreau, l'ombre qui la recouvrait et prétendait l'aimer. Personne ne savait si leur amour était sincère ou s'ils s'étaient juste unis pour mieux tomber. Alice paraissait dépendre de lui comme s'il était sa drogue. Lui passait son temps à l'observer, songeur, les pupilles dansant entre ses lèvres et sa poitrine. Ils étaient partis tous les deux, loin de toute cruauté mise en valeurs par la lumière du soleil. Eux avaient choisi le monde de la nuit et ses beaux mensonges déguisés. C'était un choix, mais peut-être pas le bon.

-Allez, encore une !

Comme tous les soirs, Alice se rendait dans la grande demeure aux formes arrondies. Comme tous les soirs, elle se reperdait, encore et encore, entre les nuées de cocaïne blanchissant la table. C'était le seul moment de la journée qu'elle appréciait. Elle sentait son manque se satisfaire, et ce qu'il lui restait de vide, elle le replissait avec la liqueur. Les murs et le sol tanguaient toujours un peu trop dans ces moments-là. Souvent, elle aspirait sa poudre salvatrice et se laissait guider par le souffle de Sasha. La chambre au fond du couloir était leur repaire. Ce soir, néanmoins, la coke manquait.

La flamme dansa entre les doigts d'Alice. Le papier froid de sa cigarette s'illumina à son contact et ses minuscules nuées s'envolèrent vers les étoiles inatteignables. Les coudes appuyés contre la rambarde du balcon, Alice inspira sa fumée toxique tout en fixant un point imaginaire. L'air frais caressait sa peau comme une douce caresse maternelle.

Un mouvement capta son attention à sa gauche, mais Alice ne se retourna pas. Jessica apparut dans son champs de vision, accompagné de son soupir habituel. Par moment, elle réussissait à remplacer le souvenir d'Alexandra. De par son éclat de rire, le bleu de ses yeux si perçants. Mais au fond d'elle, elle savait que rien ni personne ne pourrait remplacer son ancienne amie.

-J'ai parlé avec mon prof d'histoire aujourd'hui, dit-elle d'une voix qui se voulait mystérieuse.

-Qu'est-ce qu'il voulait ?

-Me féliciter.

Son sourcil sursauta et Alice se décida à tourner la tête, intriguée.

-Je ne savais pas que tu t'efforçais en histoire.

-Je... ouais.

Les yeux bleus de Jessica divaguèrent à travers sa frange brune quelques instants. Quelque chose n'allait pas. Alice le ressentait à travers son attitude raide et figée.

-Parle.

Elle hésita un court instant puis se lança.

-Il m'a fait réfléchir sur certaines choses, sans vraiment le vouloir. Il m'a proposé des universités de lettres, m'a parlé de plusieurs professions qui pourraient m'intéresser...

-Et ?

Alice ne comprenait pas où elle voulait en venir. Quel était le problème ? Elle inspira une seconde bouffée d'herbe et attendit calmement sa réponse.

-Je me suis rendue compte que si je continuais comme ça, je n'aurais aucune chance de choisir ma profession. Parce qu'on finira par savoir que je suis une droguée, mes parents finiront par comprendre, mon entourage entier et... je n'ai pas envie de passer ma vie à regretter.

-Jess, des milliers de personnes se droguent toute leur vie sans que personne ne s'en rende compte.

Tout à coup, elle tourna la tête et plongea son regard humide dans le sien.

-Non. Les choses finissent toujours par se savoir.

Alice détourna les yeux et se remit à fixer le vide, mal à l'aise. Ces genres de discussions basées sur la réalité lui faisaient toujours mal. Elle détestait la réalité et tous ses problèmes, ses ultimatum, ses regrets.

-Al, plus ça va, reprit-elle, plus le temps passe et plus j'arrive à prendre du recul. Et putain... ça craint, merde. On a que seize ans et on se drogue comme de vrais toxicomanes. Qu'est-ce que ça va être après ? Quand la vraie vie va griffer à la porte et que les responsabilités vont nous peser ? Qu'est-ce qu'on va devenir, hein ?

-Rien. On a toujours été rien.

-Mais moi j'ai envie d'être quelqu'un ! J'ai envie d'être utile à ce monde !

-Alors barre-toi, merde ! Prends tes affaires, abandonne tout, barre-toi de cette maison et vis ta vie de rêve ! Qu'est-ce qui t'en empêche ?

C'était cruel de sa part, Alice le savait. Elle connaissait la réponse pour se l'être déjà demandé. Elle avait appris à ne plus poser de questions, c'était plus simple ainsi. Mais voilà que Jessica en faisait venir des milliers. Les deux filles s'affrontèrent du regard sous l'éclat de la lune ronde.

-Je... je pensais que si on s'unissait toutes les deux, on pourrait s'en sortir. Qu'on se retiendrait mutuellement de replonger.

Alice secoua la tête nerveusement, lâchant un petit rire. Elle repris une bouffée de sa fumée salvatrice.

-Ça marche pas comme ça. Tout est si compliqué que je préfère y rester.

-Mais si toi et moi on...

-Pourquoi faire ? Me rendre compte à quel point mon père me manipule, vit pour moi ? Pour subir chaque journée, supporter chaque minute ? Pour me regarder dans un miroir et me dégoûter de moi-même ? Pourquoi, dis-moi !

-Moi aussi je pensais comme toi au début, Al. On est tous passé par là. Il y a un moment où on se demande qu'est-ce qu'on fait là, et pourquoi on existe, mais ça passe !

-Non. Tu te trompes. Ça, c'était la question que je me posais avant.

Jessica fronça les sourcils, les larmes perlant dans ses yeux trop bleus.

-Et Sasha ? Reprit Alice, ramenant la cigarette au bord de ses lèvres. Tu vas lui dire ?

-Je n'ai pas le choix, souffla-t-elle, la mine défaite. Il faut que je sorte de là. Il le faut.

-Ah ouais ? Et comment tu vas faire ? Rigola-t-elle sans pouvoir s'en empêcher. Nan parce que je suis bien curieuse de savoir comme tu vas te défaire d'une drogue.

-Je vais fuguer, prendre le train et me rendre chez mon oncle. Il connaît la situation et m'aidera.

-Ouais. T'as déjà prévu le coup donc.

Une lueur de culpabilité brilla dans ses yeux clairs, devenus si sombres dans la nuit noire.

-Je suis désolée. J'aurais voulu t'aider. T'entraîner avec moi. Mais à l'évidence, les griffes de Sasha sont déjà bien plantées.

-Je croyais que tu étais sa meilleure amie, grimaça-t-elle.

-Ce n'est pas parce que je suis sa meilleure amie que je dois nier sa mauvaise influence. Il est dangereux, Al. Il est en train d'emporter chaque bout de toi, et bientôt, tu seras tellement vide que même l'alcool ne pourra remplir ton manque. J'ai vécu la même chose, tu sais. Et c'est... dur. Trop dur.

Alice ne sut que répondre. Elle la détestait. Pour faire surgir dans sa tête des milliers de questions, pour la faire douter et percer la brume dans laquelle elle s'était enveloppée depuis plusieurs mois. Tout revenait brusquement à la surface et tout allait éclater... d'un moment à l'autre.

-Je gère.

Un sourire triste retroussa le bord de ses lèvres.

-C'est ce que tous les gens paumés disent.

Et elle la laissa là, plantée comme un piquet raide au milieu d'un désert de glace. Les dernières cendres de sa cigarette tombèrent au sol, dramatiquement virevoltantes.

Jessica s'était enfuie. C'était la dernière fois qu'elle lui avait adressé la parole.

Le lendemain, dans le journal, Alice y lut son nom et poussa un cri déchirant.

Jessica était morte.

Percutée par une voiture.

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