Mes condoléances

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-Jess était si gentille. Un sale caractère, ouais, mais quand elle voulait elle devenait un vrai ange. Elle était la meilleure des sœurs qui puissent exister. J'avoue qu'elle avait un bon goût de la mode et...

Sa voix s'étrangla. Un silence malaisant se posa sur l’assemblée de robes et costumes noirs. Putain de discours de merde... Toujours des mots lancés dans le vide, cherchant à briser chaque âme vivante. Alice ne comprenait pas pourquoi on parlait d'elle comme si elle était encore là. Ils paraissaient tous masochistes à regarder la sœur de Jessica pleurer devant sa famille endeuillée. Elle se décida à déserter. Elle lui avait déjà rendu hommage, à sa manière. Son âme erra entre les tombes de marbre gris, sous le soleil éclatant du mois de mars. L'herbe était si verte dans le cimetière, certainement alimenté par les corps pourris enterrés sous ses pieds. Elle s'arrêta soudain devant une tombe quelconque sur laquelle était posé un oiseau. Ce dernier poussa un cri joyeux, son petit corps se retourna sur lui-même dans des gestes impulsifs. Qu'étaient les hommes, pour eux ? Quel prix avaient leurs vies pour la leur si petite ? On avait beau se donner de l'importance, agir comme si l'humain était le roi, le reste de l'univers n'en avait rien à foutre de leurs existences. L'oiseau planta ses yeux noirs dans les siens et le temps s'arrêta durant quelques secondes. Quelques secondes durant lesquelles Alice y vit l'innocence, l'ignorance et la vie dans l'obscurité de ses pupilles. Elle y vit tout ce qu'elle n'était plus, et cela lui fit mal, si mal. Il s'envola en un battement d'ailes.

-Qu'est-ce que tu regardes ?

Son cœur bondit dans sa poitrine et elle fit volte-face pour se retrouver face à Sasha, une cigarette entre ses lèvres. Dans son costume noir, il paraissait avoir gagné trois ans de plus. En guise de réponse, elle soupira :

-Rien d'important. Passe-moi en une s'il te plaît.

Quelques instants plus tard, la fumée s'infiltra dans ses poumons et une vague de frisson traversa sa colonne vertébrale.

-Qui te ramène ?demanda-t-il d'une voix plate.

-Le taxi qui attends là-bas.

Elle lui désigna du regard la Mercedes garée plus loin dans la rue, l'air las.

-Il attends là-bas depuis tout à l'heure ? S'amusa-t-il.

-Il passe sa vie à attendre, répondit-elle en un haussement d'épaules.

La cigarette se replaça entre ses lèvres gonflés. Ses yeux aussi étaient gonflés et lui faisaient mal. On aurait dit que l'alcool était le principal composant des larmes.

-Pourquoi elle... murmura-t-elle, le cœur froissé.

-Répéter ces mots ne la fera pas revenir, trancha-t-il sèchement.

Il enroula un bras autour de ses épaules et l'attira contre son torse. Alice se laissa faire, parce qu'elle n'avait plus la force, parce que tout ça, sa vie, la drogue, Jess, l'épuisait. Parce qu'elle n'avait plus la volonté de lutter. Elle plongeait comme si le fond n'existait pas. Elle se noyait comme si la mort ne venait jamais l'achever. Elle avait pensé que la disparition de Jessica allait la réveiller, lui ouvrir les yeux sur l'horreur de ses actes mais non, rien. Elle ressentait toujours le besoin de s'oublier, de remplir l'abîme à l'intérieur d'elle, encore plus depuis que Jessica était morte. Encore hier, elle avait bu jusqu'à ne plus se souvenir de rien et s'était réveillée dans le lit de Sasha, dénudée. Et son père qui pensait qu'elle dormait ces soirs-là chez Mathéo... c'était l'accord de paix qu'ils avaient passé et qui arrangeait pas mal de choses.

Alice ne pleura pas. Elle avait épuisé ses larmes, ses yeux étaient secs. Il n'y avait que son cœur qui se serrait jusqu'à l'asphyxier. Elle enfouit sa tête dans l'épaule de Sasha et resta ainsi des minutes entières. Lui ne dit rien. Il ne disait jamais rien.

L'enterrement s'acheva une heure plus tard. La foule noire se dispersa un peu partout, discutant comme si aucun malheur n'était arrivé. Alors que Alice s'apprêtait à partir, ayant déjà dit au revoir à Sasha, un homme de taille moyenne s'approcha d'elle. Son costume sombre serrait sa carrure plutôt forte. Ses yeux marrons perçaient son expression triste comme deux étoiles brillantes reflétant toutes les bonnes volontés du monde. Il portait un chapeau melon sur la tête et de loin, on aurait pu le confondre avec un acteur d'un film sur Sherlock Holmes. Elle songea un instant à faire comme si elle ne l'avait pas vu et fuir rapidement, mais c'était déjà trop tard.

-Bonjour. Tu es Alice, n'est-ce pas ? Dit-il avec un étrange sourire.

Sa bouche devint sèche. Comment connaissait-il son nom ? Désespérée, elle chercha des yeux Sasha pour venir la sauver mais ce dernier était déjà parti.

-Euh... oui... ?

Son sourire s'étendit.

-Jessica m'a beaucoup parlé de toi.

-Ah.

Ce devait être quelqu'un de sa famille...

-Je suis son oncle.

Eh bien voilà. Jess lui en avait parlé... C'était lui qui lui avait proposé de se désintoxiquer. Ce devait être un homme de bien. Mais pas pour elle. S'il était là pour lui proposer la même chose, alors il perdait son temps.

-Toutes mes condoléances, dit-elle par politesse.

-Merci. La dernière fois qu'elle m'a appelée, Jessica m'a dit qu'elle voulait arrêter. Avec toi à ses côtés.

-La dernière fois que je lui ai parlé, je lui ai dit non. Alors n'essayez pas de faire la même chose. Je suis sûre que vous avez d'autres choses plus importantes à faire.

-Je pense que sauver une gamine de seize ans de la drogue et l'addiction est plus important que tout le reste.

Alice grimaça et jeta un coup d’œil aux alentours pour vérifier qu'il ne s'y trouvait aucune oreille indiscrète. Merci la discrétion...

-Ce n'est pas votre problème. Au revoir monsieur.

Elle fit un pas sur le côté pour l'esquiver mais il la bloqua de nouveau.

-Je n'ai pas pu sauver Jessica. J'aimerais sauver son amie, tel qu'elle l'aurais souhaité.

-Mais entre ce que vous aimeriez et ce que j'aimerais moi, il y a un monde. Je ne vois pas l'utilité d'arrêter de me détruire pour me retrouver projetée dans un avenir que je ne veux pas. Je ne suis pas Jessica. Elle, elle avait un espoir, un rêve. La différence c'est que moi je n'en ai aucun.

Elle ne mentionna pas Sasha et sa peur de se détacher de la seule personne qui se trouvait à ses côtés.

-Alors s'il vous plaît, un taxi m'attends.

Cette fois-ci, lorsqu'elle l'esquiva, il ne l'en empêcha pas. Personne ne pouvait plus l'empêcher de se détruire.

Son âme était déjà condamnée.

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