La fin du voyage

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-Vous avez vu Alice ?

C'était la centième fois que Sasha posait cette question. Toujours la même réponse. Un « non » brut et dénué d'émotions, comme si on se fichait pas mal de la disparition d'une fille droguée en pleine fête. Ça faisait deux heure qu'elle s'était absentée. Deux heures qu'elle s'était engouffrée dans la masse dansante et n'était jamais ressortie. Putain mais qu'est-ce qu'elle foutait ?

-Eh, Lila !

La brune se retourna, son regard toujours bienveillant planté dans le sien, deux verres venant d'être remplis à la main.

-Ouais ?

Sasha s'appuya contre le rebord de la table, reprit son souffle et demanda ?

-Tu aurais vu Alice ? T'es la seule clean ici, tu as du la voir, non ?

-Je ne suis pas sûre, mais je crois que c'est elle qui est ressortie. J'ai juste reconnu ses cheveux et la jupe qu'elle portait.

Un élan d'espoir parcourut le corps de Sasha en un violent frisson. Il joignit ses deux mains à plat et s'inclina presque devant elle.

-Milles mercis, Lila. T'es la meilleure.

Elle lâcha un petit rire et le regarda partir vers la sortie sous un air amusé. Sasha franchit les grandes portes de la demeure les sens en alerte, ignorant l'air frais qui lui gifla la peau avec véhémence. Dehors, pas plus d'une dizaine de personnes buvaient un verre, une cigarette collée entre leurs lèvres. Sasha avait espéré la trouver là, mais non, rien. La lune observa le garçon crier son nom. Toujours rien. Une fumée blanche s'éleva au-dessus de sa tête sous le froid nocturne de fin mars.

Dans la panique du moment, il n'entendit pas les pneus de voiture crisser bruyamment sur le béton. Une carrosserie noire stoppa net devant la bâtisse et une jeune femme en sortit, ses yeux tranchant tout ce qui rencontrait son chemin.

-Sasha !

Le cœur du garçon s'arrêta de battre. Oh non. Ce n'était pas du tout le moment là. Mais alors pas du tout. Il n'osa même pas se retourner et commença à faire de grands pas vers les portes. Il la sèmerait, elle l'abandonnerait. Sa sœur devait abandonner. Elle devait savoir que le laisser partir était la meilleure chose à faire.

-Sasha, putain, viens ici !

Il accéléra le pas. Elle courut. Une emprise s'enroula autour de son coude et le força à faire volte-face. Ses yeux le brûlèrent comme du feu. Elle était en colère. Très en colère.

-C'est fini. On retourne à la maison.

-Non.

Ça avait franchi ses lèvres tout seul. Mais elle n'en tint pas compte.

-Je ne t'ai pas demandé ton avis.

Elle le tira de nouveau par le coude mais il resta planté au même endroit, la mâchoire serrée. Voilà que ça lui prenait, comme ça. Cela faisait deux ans qu'elle le regardait se détruire, sans rien faire pour l'en empêcher, ou presque rien. Et voilà qu'un soir, elle atterrissait devant la bâtisse et faisait une scène devant tout le monde, tandis que tout hurlait l'absence d'Alice. Pourquoi fallait-il que tout s'effondre en même temps ?

-Laisse-moi vivre ma vie, cracha-t-il.

-Mais putain tu as quinze ans, Sasha, quinze ans ! Tu crois quoi, que je ne sais rien ? Tu crois que je ne sais pas que tu te drogues, que tu fumes, que tu bois ? Tu crois que je t'ai laissé faire en me tournant les pouces et en attendant que tu meures ? Je sais tout, Sasha, absolument tout. Où tu achètes le cannabis et la cocaïne, comment tu te sers de ma carte bancaire pour acheter des bouteilles d'alcool.

Ses yeux, sous l'éclat de la lune, parurent rouges comme le sang. Plusieurs larmes dévalèrent lentement sa joue.

-C'est terminé, maintenant. S'il le faut, je t'enfermerais dans ta chambre jusqu'à ce que tu oublies ta drogue. Mais il faut que tu arrêtes. Viens.

-J'ai dit non.

La gifle partit. Un picotement désagréable s'étendit sur chaque parcelle de sa peau. Il tituba de quelques pas, surpris. Waouw. Il n'aurait jamais cru sa sœur capable de faire une chose pareille. Elle non plus d'ailleurs. Ses yeux s'écarquillèrent et sa main recouvrit sa bouche. Il eut un silence qu'aucun des deux n'osa briser.

-Je dois retrouver Alice, réussit-il à articuler au bout de quelques minutes.

-Je... non, tu...

Incapable de prononcer un mot de plus, elle enroula sa main autour de la sienne et le tira vers la voiture. Mais Sasha ne voulait pas. Avant, il devait retrouver Alice.

-Laisse-moi la retrouver putain !

-Pourquoi ? Cria-t-elle en se retournant. Pour la détruire elle aussi comme tu l'as fait avec Jessica ? Pour l'enfoncer encore plus, signer son arrêt de mort ? C'est quoi ton problème à la fin ? Tu peux pas juste te contenter de faire du mal à toi au lieu d'entraîner les autres avec ?

Ses mots furent pire que sa gifle. Tout lui revint à la face : la première cigarette d'Alice, le piège qu'il lui avait tendu, impatient de la voir tomber dedans. Ce qu'il avait fait d'elle, ce qu'elle était maintenant, par sa faute, uniquement sa faute. Et aujourd'hui... c'était lui qui ne pouvait plus se passer d'elle. Il était tombé dans son propre piège. Mais pour rien au monde il en ressortirait.

-Je l'aime, murmura-t-il, le cœur serré à le faire pleurer.

-Non, Sasha. Ce n'est pas ça, l'amour. On ne détruit pas ceux qu'on aime. Laisse-la, pour son bien, pour ton bien. Je t'en supplie...

Sa respiration se fit difficile. Sasha remarqua, sous la lumière jaunie du lampadaire, que sa sœur pleurait. Il n'aimait pas qu'elle pleure. Chloé était le genre de personne qui ne voyait que le côté positif de la vie et qui était capable de sourire alors que son monde entier se détruisait. Lorsqu'elle pleurait, alors c'était que sa vie ne se résumait qu'à un seul espoir, un seul, et qu'elle donnerait tout pour le garder. Sa main serra tendrement la sienne. Ce soir, son espoir, c'était lui.

-Je t'aime, Sasha... Tout comme j'aime notre petit frère, je vous aime tous les deux et je refuse de...

-Arrête. S'il te plaît.

Ses mots lui faisaient mal. Elle lui faisait mal. Pour le simple fait de lui rappeler que lui aussi l'aimait. Pour lui faire savoir qu'il la faisait souffrir. Au final, il était une souffrance perpétuelle pour le monde entier. Sans pouvoir s'en empêcher, entraîné par l'élan de sa sœur, un sanglot lui obstrua la gorge. Sa main trembla, sa sœur le ressentit, et sans prévenir, sans réfléchir, elle l'enlaça. Leur corps se serrèrent si étroitement que respirer devint difficile, mais respirer dans ces moments-là était le cadet de leurs soucis.

-On rentre à la maison, chuchota-t-elle.

Pour une fois, il n'objecta rien.

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