Chute Libre

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C'était bien qu'il se mette à pleuvoir. C'était mieux ainsi : personne ne ferait la différence entre la pluie et ses larmes. Personne ne s'alarmerait. Alice lâcha un petit rire. De toute façon, qui s'alarmerait ? Tout le monde finissait par l'abandonner. Il n'y avait pas un seul humain sur terre qui se souciait d'elle. Alice était le fantôme de la société, celle qui est là mais n'est plus. Celle qui est partie en voyage et n'est jamais revenue.

Elle ne marchait pas droit. Son ombre, projetée par la lumière piteuse des lampadaires, vacillait de droite à gauche, trébuchait par endroit. Des voitures passèrent à côté d'elle sans même la remarquer. Pour lui rappeler, encore une fois, qu'elle n'était rien et ne serait jamais rien.

Elle s'appuya brusquement contre la solide barrière en fer qui imposait la limite entre la route et le vide. La vie et la mort. En dessous, le bruit inlassable des klaxons la fit sourire.

On y était. La fin de l'histoire se déroulait maintenant. Au final, il n'y avait eu ni main tendue, ni chemin de rédemption, ni aucune de ces conneries. Juste une chute vertigineuse, incapable d'être retenue. Tout ça pour en arriver là... Un rire franchit ses lèvres et la plia en deux. Le lecteur de son histoire irait refermer le livre avant d'avoir pu lire la dernière page. Il se dirait « quelle perte de temps ». Le pauvre, lui qui avait espéré un happy end...

Alice jeta un regard par dessus la barrière. Le voilà, son happy end. Ne disait-on pas que mourir c'était être libre ? De toute manière, qu'avait-elle à lui offrir, la vie ? A elle, rien. Elle s'était farcie toutes les merdes du monde, avait trébuché des milliers de fois sans avoir le courage de se relever entièrement. C'était peut-être elle qui était faible. Peut-être qu'un jour elle avait eu l'opportunité de vivre quelque chose de meilleur, mais ne l'avait jamais saisi. Alice aurait bien voulu rembobiner tout depuis le début pour savoir quand ce moment s'était produit. Juste par curiosité.

Par des gestes tremblants de froid, elle réussit tant bien que mal à se hisser sur la ferraille. Lentement, elle se releva et sentit l'air se rafraîchir. Une bourrasque glaça son visage et sa chevelure détrempée. Son seul point d'accroche, la seule chose qui l'empêchait de sauter était ses mains enroulées autour des câbles en fer. Elle releva son visage et fixa l'horizon. La nuit était belle ce soir. Toutes ces lumières, tout ce bruit, toute cette vie... Ces étoiles, tout là-haut, qui semblaient la fixer avec bienveillance. L'obscurité serait son linceul et le ciel son cercueil. Ce soir, une âme irait s'envoler comme un papillon battait des ailes après être né. Tout paraissait si paisible, vu de là-haut...

Son pied s'avança timidement. Ce n'était pourtant pas si difficile. Il suffisait d'avancer un tout petit peu et pouf, tout se terminerait. N'était-ce pas ce qu'elle voulait ?

La pluie s'était faite beaucoup plus douce. Elle avait remarqué ça en profitant de ses dernières sensations. Comme si, d'une manière ou d'une autre, le monde retenait son souffle. Le temps s'arrêtait, pour elle. Son pied avança encore de quelques millimètres. Encore un peu, et c'était le vide. La chute tant convoitée.

Une chute libre pour une âme brisée.

A quoi ressemblerait-elle, après ? À une bouillie de viande humaine, écrasée inlassablement par les pneus des voitures, à l'image de ce qu'elle avait toujours été ? Son visage se fendit d'un sourire. Elle aurait aimé voir la tête de son père à la vue de son corps écrabouillé. Lui qui avait fait la même chose à son âme...

Puis les secondes passèrent et ses pensées la conduisirent involontairement à Sasha. « Regarde ce que tu as fait de moi, lui dit-elle silencieusement. Regarde le spectacle se terminer et les rideaux se fermer. Oh non, ne pleure pas. On ne s'est jamais aimé, tu le sais. On n'est pas Roméo et Juliette. Si je meure, tu ne me suivras pas. Moi oui, je t'ai suivi, partout, tout le temps, mais toi, tu es une âme indépendante, toi la seule chose qui t'intéresse c'est rester dans ton monde et ne jamais en ressortir... Tout les deux, on s'est unis pour mieux tomber, sauf que y en a qu'un qui est réellement resté au fond du trou. Regarde ta création s'écraser misérablement, Sasha Wilson... » Son pied, comme obéissant à sa dernière volonté, avança de quelques centimètres jusqu'à ce qu'il ne reste que le talon appuyé sur la ferraille. L'autre l'imita, comme deux jumeaux inséparable.

Peut-être que ce ne sera qu'après sa mort qu'Alexandra s'apercevra de son existence. Peut-être qu'elle regrettera de l'avoir abandonnée, ou peut-être pas... De toute manière, Alice ne serait plus là. Elle rejoindrait Jessica, là-haut, ne se préoccuperait plus de la réalité. Elle n'existerait plus, tout simplement. Quelle étrange sensation que ne plus pouvoir penser...

Sa main fut prise de tremblements. Elle n'avait pas peur, non. C'était son âme fragmentée qui lui hurlait d'arrêter, de reculer, de redescendre, mais elle ? Elle, elle était le calme absolu. Elle voulait mourir. Réellement. Il n'y avait plus rien qui l'attendait ici. Elle s'était droguée, on l'avait violée ; toutes ces pensées resteraient ancrées en elle et la seule manière de s'en débarrasser était de sauter. C'était une évidence.

Lentement, elle ferma les yeux, se pinça les lèvres et s'apprêta à s'engager dans le vide. Il n'y avait rien entre elle et la mort, aucun obstacle alors pourquoi il fallait qu'à cet instant précis des pneus crissent dans son dos ? Pourquoi une portière devait-elle claquer, pourquoi une femme devait-elle apparaître dans son champ de vision, pourquoi ?

-Ne fais pas ça, je t'en pris !

Qu'est-ce que ça pouvait bien lui foutre qu'elle saute ou pas ? Elle ne la connaissait même pas. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était fermer les yeux, ignorer ce qui se passait, s'en aller comme si de rien était et la laisser sauter. Simple non ?

-Écoute moi. Peut-être que vivre te semble une merde bien préparée, peut-être que tu me maudis pour t'empêcher de te donner la mort, mais s'il te plaît... mourir n'est pas un choix que l'on regrette juste après.

-Laissez-moi, réussit-elle à articuler, la bouche pâteuse.

-Non. Jamais. Je ne vais pas te regarder mourir et...

-Putain mais cassez-vous ! hurla-t-elle. J'ai pas besoin qu'on m'aide, c'est trop tard maintenant !

La pluie avait cessé. Il ne restait que le silence nocturne d'une nuit froide. Loin dans l'horizon, une ligne orangée se dessina derrière les vallées. Dans l'aube naissante, une main se tendit à elle.

-Prend-la. Prend-la et après tu pourras réfléchir si c'est trop tard ou non. Je t'en supplie.

Alice déglutit difficilement. Elle était si proche du but... Le vide était là, il l'attendait, impatient alors pourquoi ne pas sauter ? Sans prévenir, comme ça. Personne ne la retiendrait. Même pas la main de cette étrangère.

-Prend-là. Les choses finissent toujours par s'améliorer. On a tous droit à une seconde chance, tu sais.

Un sanglot secoua son corps. Une, deux, trois larmes dévalèrent sa joue. Elle regarda le vide, puis la main ; alors que le soleil se levait lentement devant elle, Alice choisissait entre vivre et mourir.

Puis les secondes s'écoulèrent, la lumière éblouit son visage, l'obscurité se dissipa ; son esprit lui chuchota « allez, prend-la cette putain de main ».

Alors elle la prit.

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