Restons anonymes

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Des traits lumineux glissèrent devant ses yeux comme les chutes aquatiques d'une cascade horizontale. Dans peu de temps, toutes ces petites lumières s'éteindraient et le soleil éclairerait le monde comme il le faisait depuis elle ne savait plus combien d'années. Alice soupira et déposa son front contre la vitre. Si elle avait sauté, jamais elle n'aurait revu le soleil se lever. Mais elle aurait pu aussi s'épargner tout un tas de souffrances...

-Ça va ?

C'était la première fois que la femme ouvrait la bouche depuis qu'elle avait redémarré la voiture. Elle avait l'air jeune ; ses cheveux lisses teintés en blond lui rappelèrent ceux d'Alexandra.

-D'après vous ?

Elle n'avait pas le courage de répondre. Dire « oui » aurait été un mensonge, dire « non » aurait été simplifier une réponse qui n'était pas simplifiable. Et puis de toute manière, quelle réponse idiote pour une fille droguée qui dans la même soirée s'était faite violée et avait failli se suicider. « La faute à qui ? » lui murmura une petite voix qu'elle ignora. Le clignotant parut faire deux fois plus de bruit que d'habitude.

-Tu veux en parler ?

-Vous conduisez.

Elle rit, comme si rien de ce qui se passait n'était grave. Alice admira cette légèreté d'âme. Et puis son rire... C'était un son qu'elle n'avait pas entendu depuis bien longtemps. Pas un rire hystérique, de bourrée, non, celui-ci était pur et innocent. Il flottait dans l'habitable comme un doux parfum réveillant peu à peu ses sens.

-Je peux parler en conduisant, tu sais.

-Votre attention devrait être centrée sur la route.

Elle se remit à rire, cette fois-ci plus doucement.

-Tu comprendras quand tu conduiras.

-Mais faire deux choses à la fois, c'est mal.

Un sourire merveilleux fendit son visage. Cette femme rayonnait de vie, s'en était presque... déstabilisant.

-Tu préfères qu'on s'arrête alors ?

-Non ! s'écria-t-elle brusquement, en se redressant.

Elle ne voulait pas la regarder dans les yeux. Pas après ce qu'elle avait fait, pas après la honte de ses actes qui semblait noircir chaque pore de sa peau. La jeune femme comprit : elle hocha la tête. La voiture continua de rouler.

-Tu l'avais déjà planifié ? demanda soudainement d'une petite voix la conductrice, avant de rougir, secouer la tête et dire : Non, laisse tomber, ma question était tellement indiscrète et...

-Non.

-Non quoi ? Ma question ou...

-Je ne l'avais pas planifié.

Elle baissa la tête et quelques mèches imbibées d'eau tombèrent devant ses yeux. Devant ses pieds gisait un paquet de biscuit vide.

-J'ai juste pété un câble, continua-t-elle, la gorge nouée. Je crois que quelque chose m'a réveillée et... je n'ai pas supporté le retour à la réalité.

Pourquoi racontait-elle tout ça à une parfaite inconnue ? Elle aurait du se tire, se muer dans un silence de plomb en attendant qu'elle la mène vers la direction indiquée, mais... son être entier voulait vomir ses mots. Parce que quelqu'un devait savoir, dans ce monde, la vérité. Quelqu'un devait partager son poids, ses regrets, et peut-être que le fait de ne pas la connaître l'aidait à décharger ses peines. Parce que jamais elle ne serait obligée de la regarder dans les yeux et subir son jugement. Parce qu'elle n'était qu'un passage autant dans sa vie que dans la sienne et que aucune des deux ne penserait à ce qu'elles devraient faire avec ces mots dans le futur. C'était bien, comme ça. Un moment éphémère, sans importance.

-En me détruisant, je pensais que quelqu'un allait se rendre compte de ma misère. Qu'on ferait attention à moi, qu'on me verrait comme quelqu'un dont il faut prendre soin. Mais non. J'ai toujours été celle qu'on fracasse contre le mur et dont les morceaux restent éparpillés au sol. Pour tout le monde, sans exception. De jour comme de nuit.

-Et pourquoi tu ne t'es pas recollée toi-même ?

Elle avait posé cette question comme si on demandait si le pain était à cinquante centimes ou deux euros. Cette différence fit du bien à Alice, sans savoir pourquoi.

-Je... je ne sais pas...

La femme soupira, les yeux toujours fixés sur la route.

-La vie c'est pas... c'est pas un film, ou un roman. Dans la vie, les gens se foutent bien de savoir si tu as une fissure ou pas. Dès l'instant où tu te tiens debout, si tu continues de te rendre utile, alors peu importe ce qu'il y a à l'intérieur de toi. Personne n'essaiera de te comprendre. Tout ce que savent faire les gens maintenant, c'est consumer. Les biens, la nourriture, la société, les personnes, tout.

-C'est censé me remonter le morale ?

-C'est censé te faire comprendre que se tuer pour qu'on te remarque ne sers à rien.

-Je n'allais pas me suicider pour qu'on...

-Je ne parle pas de ça. Je parle de la drogue, de l'alcool, et de toutes ces merdes que l'homme a inventé pour se noyer dans de beaux mensonges.

-Co... comment vous savez ?

Elle lâcha un petit rire.

-Parce que ça se voit, ma chérie. Même un aveugle s'en rendrait compte.

-Personne dans mon entourage n'a...

-Alors c'est soit que t'es bonne actrice, soit que le tout le monde s'en fout vraiment de toi.

Le visage d'Alice s'assombrit. Le point faible avait été touché. La voiture s'arrêta brusquement devant le grand portail de fer forgé de sa maison. Le GPS clignota pour signifier qu'elles étaient arrivées à destination mais la jeune femme ne le toucha pas. Elle tourna la tête, leurs yeux se rencontrèrent ; ce fut toute une histoire qui se dévoila dans le fil de leur regard.

-Les gens détruits, personne ne les voit. Parce que la nuit les cache, parce qu'il y en a tellement. Mais les gens rayonnants, ceux plein de vie qui ont pour philosophie sourire pour mieux vivre, eux on daigne de les regarder, parce qu'ils nous éblouissent. Ne soit pas les nuages ; soit le soleil, le centre de leur vie. Alors les personnes qui t'ont autrefois ignorées se rendront compte que tu existes.

-Je... je ne suis pas sûre d'être capable...

Sa main attrapa la sienne et la serra si fort que ses os faillirent se briser. Putain, ça faisait du bien que quelqu'un la touche sans avoir peur de la briser.

-Bien sûr que si. Tu crois que les savants de l'Antiquité allaient imaginer qu'un jour, un homme se rendrait sur la lune ?

Alice secoua la tête, tremblante.

-Tu es capable de grandes choses. Je le vois dans ton attitude, ton regard : le monde entier t'a montré qu'il ne voulait pas de toi, alors fais en sorte que la volonté de ce monde là se brise sur la tienne.

Un faible sourire illumina le visage d'Alice. C'était bizarre de sourire après tout ce qui s'était passé. C'était bizarre de respirer cet air si frais, si pur. Alice revivait. Enfin.

-Vous être un ange tombé du ciel, souffla-t-elle. Quel est votre nom ?

-Et si on restait anonymes ? lui sourit-elle.

Alice hocha la tête. Elle dirigea son regard vers la grande bâtisse, imposante sous ses murs de pierres sculptées. C'était fini. Retour à la maison, soupira-t-elle intérieurement.

Elle sera la main de l'inconnu une dernière fois et sortit de la voiture.

Plus jamais elle ne la reverrait, mais au fond, c'était peut-être mieux ainsi.

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