Face à face

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Sa main fut suspendue à quelques centimètres de la grande porte d'entrée. Dans ce geste, Alice offrit toutes ses réflexions sur ce qu'elle s'apprêtait à faire, sur ce qui allait se passer -s'il se passait quelque chose-. Elle commença à s'imaginer tout un tas de scènes plus ou moins dramatiques puis chassa ses pensées d'un geste vif de la tête. Elle ne faisait que retarder l'inévitable. Les battements de son cœur paraissaient vouloir briser ses côtes. Elle avait froid, ses cheveux lui collaient à la peau et son maquillage toujours très appuyé avait probablement coulé. Le courage de se regarder dans le reflet d'une vitre manqua. S'il la croisait dans la maison, qu'il la voit telle qu'elle était. Une fille brisée, vide, déchiquetée par ses propres conneries. La période des « je vais bien » était révolue. Elle se tiendrait face à lui et elle lui résisterait. Qu'il voit dans ses yeux son échec. Ce qu'il n'avait jamais été capable de faire en tant que père. Une partie de tout ça était sa faute. Tout le reste, la sienne. Mais ça, elle le savait déjà. Elle inspira profondément. L'envie de pleurer déchira son cœur mais elle se retint. La pluie n'était plus là pour la camoufler. Comme quelqu'un se jetterait dans le vide, elle tourna la poignée et entra à l'intérieur de la demeure. La première chose qu'elle vit, c'était le chien. Assit droit au milieu du couloir, le malinois la fixa d'un air doux, chose qui l'étonna tellement qu'un sanglot gonfla dans sa poitrine. Elle n'avait jamais pris le temps de connaître cette bête, de jouer avec elle... Pour elle, il restait un chien capable de la mordre à tout moment. Et pourtant, en cet instant même, sa seule envie était de l'entourer de ses bras et enfouir son visage dans son pelage. En réponse à sa pensée, il inclina légèrement la tête. Alice s'approcha, tendit sa main. La langue de l'animal vint laper sa peau froide. Les deux restèrent immobiles, digne d'un premier contact entre deux être complètement différents. Après trois ans cohabitant sous le même toit, il était temps...

Puis au moment où elle sentit un regard lui peser sur les épaules, son cœur chavira. À sa droite, la porte du salon était grande ouverte. Elle donnait sur la cheminée et le sofa. Et Alice sut. Parce que le maître n'était jamais bien loin du chien.

Elle ferma les yeux et sentit une deuxième lèche l'encourageait. Il semblait dire « à présent, assume ». N'était-ce pas ce qu'elle s'était répété des millions de fois avant de venir ici ? De la fatigue, d'une nuit éprouvante, elle peina à rouvrir ses paupières. L'intérieur de ses yeux paraissaient brûler, mais c'était bien le cadet de ses soucis. Avec cette fatigue physique et mentale, les paroles sortiraient plus facilement.

Alice tourna la tête. Son visage resta de marbre devant les sachets de drogue étendus sur la table basse et toutes les bouteilles vides d'alcool alignés devant. Dans le tas de poudres blanches, elle reconnut des paquets de cigarette qu'elle n'avait pas encore consumé. De l'herbe en sachet. De la cocaïne. Du cannabis. Tout ce qu'elle avait caché dans les quatre coins de sa chambre. Tout était là.

Elle ne voulait pas imaginer l'état de ses affaires, là-haut. Il avait certainement dû tout déménager pour mettre la main sur sa réserve. L'oxygène manqua. Elle se sentait mourir à chaque seconde écoulée.

Son père était là, assis devant cette drogue, devant ces bouteilles, les coudes appuyés sur ses cuisses, le contour des yeux irrités. La mâchoire contractée, il paraissait avoir vieilli de dix ans. Lui qui semblait toujours avoir la vingtaine, ça changeait.

-Où étais-tu ?

C'était la dernière question à laquelle Alice s'attendait. Sa voix était posée, grave, comme si elle était jute partie faire un tour sans l'avoir prévenu de son départ. Elle refusa de croiser son regard. Elle avait peur de ce qu'elle pouvait y lire. Colère. Fureur.

Déception.

-Dehors, à essayer de mettre fin à tout ça.

Dans son champ de vision, elle le vit froncer les sourcils. Sa veste de costume cachait en grande partie sa chemise blanche, mais elle aurait parié à sa respiration saccadée qu'il étouffait de sueur. Elle eut, durant une milliseconde, la témérité de poser ses yeux sur la drogue, mais ce fut une erreur. Son estomac se tordit et elle se sentit prête à sauter dessus comme un animal sous-alimenté. Il le remarqua et son corps entier se raidit.

-C'est ça que tu veux ?

Il s'empara d'un sachet et le fit tomber comme si ce simple contact le dégoûtait. Il la provoquait. Il voulait savoir le temps qu'elle tiendrait, à quel point elle était dépendante. Il voulait analyser l'étendu des dégâts avant de la détruire à coups de poing. C'était sa méthode et ça l'avait toujours été. À quoi s'était-elle attendu en revenant ici ? À une scène émotionnelle ?

-Tu aurais pu le deviner bien avant si seulement tu avais pris la peine de t'intéresser à mo

Elle leva les yeux, croisa son regard. Elle s'y cogna comme devant un mur froid. Le bleu transperçant de ses yeux semblaient appartenir à une statut de glace. Ce fut à ce moment qu'elle aperçut que ses mains tremblaient.

-Depuis combien de temps ça dure ?

Il semblait cracher les mots comme s'ils lui brûlaient la langue. D'ordinaire, il aurait souligné son insolence d'une gifle. Il n'avait peut-être pas envie de se lever.

-Des mois.

Une grimace lui tordit le visage. À sa plus grande surprise, ce fut lui qui détourna le regard. Il semblait s'empêcher de tout envoyer en l'air.

-Les bleus sur ta peau. Qui te les a fait ?

-D'habitude, c'est toi. Pour une fois que ça change.

Il fut comme secoué d'une décharge électrique et reposa ses yeux sur elle, sur ses blessures d'un regard désespéré qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Elle eut froid, tout à coup. L'envie de se cacher de sa vue était si forte, mais il n'y avait rien dans cette pièce vide. Trop de vide dans cette maison sans âme. Il pencha sa tête et posa ses mains sur son crâne, replié sur lui-même. Sa vulnérabilité brisa l'âme d'Alice. C'était la première fois qu'elle le voyait affecté. Cet homme avait des sentiments, en fin de compte.

-Qui c'est ? répéta-t-il, la voix rauque.

-Je ne sais pas. J'étais à moitié dans les vapes quand il m'a violée.

Il se redressa d'un bond. Alice faillit sursauter. Il allait la frapper. Elle le sentait, ça allait partir. Mais les mots qu'elle lui crachait étaient choisis, réfléchis. Ca lui faisait mal de devoir les formuler à voix haute. Elle avait beau être été droguée à ce moment là, son cerveau s'était chargé de tout enregistrer pour elle. C'était encore trop frais pour le moment, mais arriverait un jour où elle voudrait se suicider une deuxième fois pour s'enlever les images et les sensations de sa tête.

-Dis-moi que c'est une blague, articula-t-il, le visage blême.

Comme elle aurait aimé répondre « oui ».

-Non.

Sa voix se brisa à la fin du mot. Son regard se fragmenta. C'était trop à supporter, tout ça. Elle n'avait pas prévu de souffrir autant.

-C'était quand ?

-Juste avant que je monte sur un pont pour me suicider.

-Putain Alice !

Cette fois-ci, elle sursauta pour de bon. Le poing de son père s'était écrasé contre la pierre sculptée de la cheminée. Le craquement de ses os avaient paru résonner des kilomètres à la ronde. Alice fut brisée par un sanglot. Elle se plia en deux et ouvrit la bouche pour essayer de hurler mais rien ne vint. Ses propres paroles tournaient en boucle dans sa tête. C'était trop, trop, trop.

-Je suis désolée... arracha-t-elle de sa langue, secouée de tremblements.

Le sol se déroba sous ses pieds. Ses genoux frappèrent le sol froid et firent remonter les percussions jusque dans sa nuque. Toute sa peine, sa souffrance semblaient vouloir s'échapper une bonne fois pour toute. Alice était fatiguée de tout ça, elle voulait que ça s'arrête, elle voulait s'épargner cette réalité trop dure... La table basse était si près...

D'un geste vif, elle glissa sur le sol et sentit le petit sachet blanc toucher sa peau. Oui, elle y était presque, prête à replonger dans son monde, dans le monde de Sasha, le monde qu'ils avaient construit à deux... Sa prise se referma, mais au même moment, quelque chose l'attira en arrière et tenta de lui prendre sa proie des mains. Elle hurla, un hurlement surhumain qui lui déchira les cordes vocales et la rendit sourde. Le sachet lui échappa et des bras puissants emprisonnèrent ses bras contre son corps. Allongée au sol, le tronc appuyé contre le torse de son père, Alice hurla tout ce qui lui restait à exprimer. Ses yeux la brûlèrent tellement que sa vue se noircit. Dans sa peine transformée en cri déchirant, un murmure se frayait un chemin et emplissait ses oreilles.

-Alice... Alice, arrête s'il te plaît...

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