Chapitre 1: Deux hommes dans la nuit

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Dix juillet 1900

Le filet de lumière arracha à l'obscurité le visage bouffi coiffé d'un bonnet étrange qui les regardait d'un air bonasse.

— Mazette, un Rembrandt ! Et en bas, j'ai repéré un Corot ! Tu m’crois si tu veux mais cette toile vaut autant que ce qu'on est venu chercher. Dommage que j'connaisse pas de cavetons pleins aux as qu'aiment la peinture hollandaise!

— Depuis quand tu t'y connais en peinture ?

Le Pianiste haussa ses épaules maigres en soupirant. Son ombre filiforme s'étirait sur le parquet ciré.

— On peut tutoyer les serrures et avoir de l’instruction ! Quand j'ai pris trois ans à la Roquette, on m'a foutu avec un gars du « Gang des Châteaux ». Y m'en a appris plus que si on m'avait enchristé avec le directeur du Louvre. Quand j'suis sorti, j'ai ach'té des bouquins et j'suis allé dans les musées comme un bourgeois. Si j'avais eu d’l’éducation…

Il se découvrit devant le tableau et glissa sa casquette dans sa ceinture.

— Rembrandt ! T'as entendu parler de lui, tout de même? Un des plus grands peintres de tous les temps.

— Tu changeras jamais ! Toujours le premier de la classe !

Une tête de lion en cristal de Bohême les observait, posée entre deux statuettes sur une commode de bois marqueté. Sa gueule s’ouvrait sur une malédiction silencieuse.

— Sans charres ! Tu crois qu'on pourrait en tirer combien de ton … comment tu l'appelles déjà ?

Le Pianiste gratta ses cheveux rouges et se détourna en soupirant.

— Rembrandt. Mais rêve pas trop! C'est pas not' partie. Y a pas de regret à avoir, tous les marchands d’art connaissent ses tableaux.. Invendable sauf si tu connais un fourgue(1) de première bourre.

— Oublie quand même pas qu'on a un turbin. Bon! J’te rappelle qu’on a rendez-vous avec des durailles d'orphelins"(2).

Le Pianiste s'agenouilla sur un tapis des Gobelins et ouvrit sa mallette de cuir. Il aligna ses outils avec une précision de chirurgien face au coffre-fort, et promena sur le métal massif la lumière vacillante de sa lampe. Un sifflement léger s'échappa de ses lèvres minces.

— Y's'mouche pas du coude, l'Altesse !… Un « Strong-Box » avec des parois d'acier de deux pouces et demi… Serrante à clé plate et double combinaison… Y a pas mieux à la Banque de France. On voit bien qu'on est dans la Haute.

— T'as rien entendu ?

— T'inquiète! Les tuyaux sont sûrs. Dans c'te crèche, y a qu'trois domestiques trop vieux pour accompagner les patrons à Biarritz. En ce moment, tous les rupins de Paris sont au bord de la mer. Éteins! J’me concentre mieux dans le noir.

— Tu vas y arriver? J'ai entendu dire que ces nouveaux coffiots se laissent pas chatouiller facilement.

— Te chanstique pas le raisiné ! J’ai pas la réputation d’un demi-sel.

Tout en chuchotant, il plaqua contre le métal un stéthoscope de médecin et fit tourner lentement les molettes chromées, guettant les cliquetis imperceptibles. De pâles rayons de lune se faufilaient entre les rideaux épais.

— C'est vrai qu'il est vicieux, le frère … Pire que le Bauche du Crédit Mutuel, mais c'est pas un coffre anglais qui va me tenir tête ! Je vais te le débrider, parole de Pianiste !… J'y suis presque… Voilààà…

Dans les profondeurs du grand hôtel particulier, une pendule sonna cinq coups.

— Magne-toi, y va pas tarder à faire jour ! J'aime pas m'éterniser chez les huppés, ça m' fout l’bourdon.

— Du calme, foutu anarchiste ! C'est pas le moment d’avoir des vapeurs de cocotte.

Il s'essuya le front. L'épaisse porte blindée s'ouvrit avec un soupir métallique.

Ils se poussèrent du coude.

Machinalement, le Pianiste s'empara de quelques liasses de billets posées parmi des papiers rédigés en allemand, avant de sortir deux écrins de cuir armoriés. Il les ouvrit en retenant sa respiration. Les diamants scintillaient sur un lit de velours blanc. Il caressa du doigt un pendentif, des boucles d'oreilles, un bracelet et un diadème qui avaient fait la couverture d’un numéro récent de « l'Illustration. »

— Alors, mon compère ! On a beau être habitués, ça fait toujours le même effet, pas vrai ?

— On emballe et on met les bouts !

— C'que t'es nerveux ! Tu vas nous filer la poisse.

Les bijoux disparurent dans un petit sac de jute. Le Pianiste fourra les liasses dans ses poches, referma le coffre, brouilla la combinaison et essuya le métal avec des gestes amoureux.

— Et voilà le travail. La sainte famille ne revient pas avant septembre. Avec un peu de chance, ils s'en apercevront pas tout de suite. On aura tout le temps pour écouler la camelote.

— Des cailloux pareils, y a pas beaucoup de fourgues qui ont du répondant.

— T’inquiète donc pas ! Tu sais bien que si on est les meilleurs c'est passqu'on bosse avec les meilleurs…

Ils traversèrent sans bruit un long corridor. L'aube blanchissait les fenêtres donnant sur le parc.

— J'ai entendu quelque chose.

— Tu vas réussir à m' filer les j'tons avec tes vapeurs de gigolette. J'te dis que….

Une porte s'ouvrit derrière eux. Un bougeoir fit danser sur le mur leurs ombres déformées. Ils se figèrent un instant de trop. Lorsqu'ils se retournèrent pour sauter sur le nouveau venu, la porte leur claqua au nez. Un verrou se referma et ils entendirent des pas s'éloigner précipitamment.

Ils ouvrirent une fenêtre et sautèrent dans le parc, traversèrent en courant les massifs endormis, escaladèrent l'échelle qui les attendait et se retrouvèrent dans l'avenue silencieuse. Ils enfourchèrent les bicyclettes cachées sous un massif de seringats et s’enfuirent à grands coups de pédales.

— J'te l'avais dit que je l'sentais pas ce coup-là ! Si on se fait emboiter, le premier sorti attend l'autre. J'enverrai un message chez ton frère.

— Et toi?

— T'occupe ! J’ai une planque sûre pour les cailloux. S'ils m'alpaguent, ils trouveront rien.

Le Pianiste acquiesça, peu convaincu, puis partit en direction de la gare de Lyon, appelé par le sifflet des locomotives.

Une sonnerie stridente secoua les bureaux assoupisde la Sûreté. Le planton décrocha en baillant, écouta et courut au local de permanence sans prendre le temps de ramasser son képi.

— Des cambrioleurs chez le Prince Edelstein! Ils filent en vélo vers la Concorde

La moustache en bataille et les yeux brouillés par la nuit de veille, le commissaire de permanence bondit sur le téléphone.

— Envoyez une équipe avenue Foch.

Il fouilla dans un classeur et en sortit une feuille dactylographiée.

— Ceux-là, ils n'iront pas loin, on sait qui c'est depuis le temps qu’on les filoche ! Voila les noms et les adresses. Alertez les postes les plus proches, qu'ils envoient les hirondelles disponibles pour agrafer ces petits malins. Prévenez le commissaire Mathieu, c’est lui qui est chargé de l’affaire. Alertez aussi les gares !

— Dites donc chef, c'est le grand jeu. C'est qui ces deux zigs?

— Du premier choix.

Il regarda disparaitre le Pianiste et pédala de plus belle vers les Tuileries. Indifférent au lent ballet des péniches. Il traversa le pont d'Austerlitz où s'accrochaient des pans de nuit et abandonna la bicyclette dans un terrain vague. Il se dirigea ensuite d'un pas tranquille vers le boulevard de Sébastopol, trainant la semelle comme un ouvrier. Il salua les riverains, les commerçants et les dernières filles fatiguées par une nuit d'arpentage, s'arrêta un instant devant le kiosque à journaux encore fermé et entra dans une cour d'immeuble dont la torpeur silencieuse contrastait avec le tumulte des Halles voisines. Il prit ses outils et s'assit à sa place habituelle. Ses doigts agiles s'activaient, animés d'une vie propre tandis qu'il laissait vagabonder ses pensées inquiètes.

Il avait terminé lorsque les gardiens de la paix vinrent l’arrêter.

Il ne résista pas.

(1) un receleur.

(2) des pierres précieuses.

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