Chapitre 2: La marchande de soupe
Samedi 19 mai 1905
Tous les soirs, depuis vingt-six ans, Marie la Soupe trainait sa chaise comme un vieux chien fatigué vers son coin de bitume. Tous les soirs, elle saluait gaiement les poissonnières qui déversaient leurs cageots sur les grandes tables de pierre. Tous les soirs, elle posait ses trois planches sur les tréteaux, installait le réchaud à pétrole, disposait avec des soins de bourgeoise préparant un grand dîner les deux marmites de fer blanc étamé, les bols jaunes, les cuillères soigneusement lavées et la louche qu'elle brandissait comme un sceptre cabossé. Enfin, elle coupait les tranches de pain dans la corbeille d’où ne dépassait pas un brin d'osier.
Le bouillon clair commençait à frémir alors que la grosse voix de la cloche de Saint Eustache égrenait dix coups. Le brouhaha enflait, au fur et à mesure que convergeaient vers l'immense nef d'acier les maraîchers de la ceinture verte. Au milieu des rires et des cris se côtoyaient négociants, miséreux et fonctionnaires en jaquette. Les pavillons étendaient leur lumière en flaques jaunâtres jusqu'au grouillement informe des regrattiers (1) agglutinés autour de la Fontaine des Innocents.
Le flot ininterrompu et brinquebalant des maraichers avait traversé les villages endormis et les banlieues obscures avant de se se bouscul dans un concert de jurons, de hennissements et de roues ferrées sur les pavés inégaux des Halles.
Avec l'aisance d'un maitre de manège, Ludovic Poulet manœuvrait sa charrette, surchargée de choux, de carottes et de raves blêmes mal débarbouillés de leur terre grasse. Il se gara près du pavillon de la verdure, souffla dans ses doigts et se débarrassa de son épaisse limousine (2) en baillant sans discrétion.
« Archevêque » broncha en secouant la tête. Placide et imperturbable, le solide percheron avait parcouru en habitué les chemins de terre avant de retrouver les pavés sonores de la Ville à la seule lueur d'une lanterne accrochée à la ridelle. Le maraîcher étira sa longue carcasse et passa la main dans ses cheveux clairsemés. Sa ceinture mettait une note écarlate dans la symphonie campagnarde des légumes entassés en pyramides instables. Après avoir retiré son bulletin de placement et salué les grossistes qui déambulaient avec des regards faussement indifférents, il surveilla les Forts qui déchargeaient sa marchandise. Lorsque la charrette fut vide, il vint saluer Marie. Celle-ci hocha la tête en le voyant, s'efforçant de prendre l'air sévère.
— Te v'là enfin, croquant! Reluquez-moi un peu c’te mine de papier bouilli! T'as encore profité du voyage pour piquer un roupillon!
Poulet enfouit son nez anguleux dans un immense mouchoir à carreaux puis adressa un sourire carnassier à sa vieille amie.
— Toujours aimable, Marie ! Ça fait plaisir, moi qui ai fait un si long chemin pour te retrouver.
La marchande de soupe sourit et essuya ses mains grassouillettes sur son tablier de grosse toile brune.
— Tu sais bien qu'j'ai point coutume que mes galants m'fassent attendre !
Depuis combien d’années échangeaient-ils ces niaiseries de gandin et de lorette énamourés ? Seul peut-être le Professeur aurait pu le dire, mais le Professeur parlait peu et souriait encore moins. Marie aperçut sa haute silhouette immobile, entre les hottes d'osier qui s’empilaient. Son haut-de forme et son visage glabre détonaient dans l’océan de casquettes et de chapeaux melon. Mains croisées dans le dos, il observait. Pour rien au monde il n'aurait touché à un cageot.
« Immobile comme la statue de Commandeur. »
Marie avait déjà entendu cette expression mais ne savait pas ce qu’était un commandeur. Le maraîcher suivit son regard.
— Franchement je comprend pas ce que tu trouves à cet épouvantail. J'en voudrais pas dans mes champs pour chasser les corbeaux.
— Garde donc tes scènes de ménage pour ta bourgeoise, grand imbécile! C'est un monsieur qu'a de l'instruction, et l'instruction ça se respecte ! Montre-moi donc ce que tu apportes avant qu'j'aille ach'ter ailleurs!
« Archevêque » secoua la tête en la voyant. Marie lui caressa les oreilles puis sortit un quignon de pain de sa poche.
— Régale-toi mon beau ! T’as bien du mérite à trimballer tous les soirs ce grand flandrin.
Le cheval se frotta contre elle en signe d'approbation. Ludovic Poulet tirait des bouffées de sa pipe tout en empilant ses légumes entre les parois de bois qui
délimitaient ses quatre mètres carrés. Marie ferma les yeux pour se laisser envahir par les odeurs qui lui rappelaient sa campagne natale, puis choisit une douzaine de choux dentelés. Autour de leurs cœurs blancs, leurs feuilles échancrées déclinaient toutes les nuances du vert.
— Tu m’en diras des nouvelles, ma commère, je les ai ramassés juste avant de partir.
— Tu me mettras aussi ces navets !
— Gras et roses comme des cuisses de marmots! Tes pratiques vont me bénir ! Prends donc aussi un lot de ces carottes. Les cuisiniers des restaurants rupins en mettent deux rondelles dans des plats à trois francs.
Elle rit et le remercia en lui claquant le dos. La bourrade fit chanceler le grand gaillard qui faillit lâcher une botte de poireaux dans une flaque d’eau usée.
— Écoutez donc chanter le beau merle ! C'est la cuisinière qui fait la bonne soupe. Sans moi, tes navets seraient juste bons à nourrir les cochons !
Il rajouta un énorme chou d'un vert agressif.
— Je t'offre celui-là en prime, c'est une nouvelle variété, tu me diras ce que t'en penses. À tout à l’heure, je viendrai gouter ta soupe quand j’aurai fini avec les grossistes.
Marie revint à ses marmites et éplucha les légumes qu'elle jeta dans l'eau chaude sous le regard intéressé de miséreux appuyés contre les charrettes. L'air grave, elle gouta une dernière fois le bouillon épaissi par un gros morceau de lard et distribua les bols. Les portefaix en vestes épaisses avalaient à grand bruit debout sur le pavé, sans même se délester de leurs hottes, s'essuyaient la moustache et repartaient avec de la reconnaissance dans le regard. Les crève-la-faim attendaient leur tour en silence, regardant manger les autres d'un œil abattu.
Elle officiait, le visage rouge, dispensant les sourires et riant aux plaisanteries grivoises sans trouver le temps de s'asseoir. Le Professeur avait disparu, mais il revenait toujours. Indifférent au tintamarre de l’Arpajonnais (3) qui s’arrêtait en soufflant au milieu de la rue Baltard, il passait en revue les charrettes alignées et les montagnes de victuailles. Un superbe bégonia orange ornait sa boutonnière, signe sans équivoque de son passage au pavillon des fleurs.
Marie la Soupe coupa d'autres tranches de pain et rajouta un morceau de lard. Elle servit généreusement deux regrattiers qui avalèrent leurs bols avec des regards de chats méfiants.
Le Gigolo, fidèle à ses habitudes, apparut pour la dernière distribution, esquissant un pas de danse sur le pavé humide. Malgré un ventre qui prenait de l'ampleur et lui donnait des allures de notaire provincial, il paraissait presque élégant dans son habit de soirée à peu près nettoyé. Il souleva avec respect son huit-reflets (4) et renifla, l'air extasié.
—Bien le bonsoir, généreuse donatrice ! Notre Dame des Frimas, toi qui sais être compatissante avec les pauvre gens…
Marie éclata de rire. Elle aimait montrer ses dents blanches. Tout ce qui lui restait du temps où elle plaisait aux hommes.
— C'est point trop tôt, j'ai failli vider mes marmites sans toi, vil séducteur !
De ses doigts boudinés, le petit homme retroussa une moustache un peu trop noire pour son visage de clown fatigué. La lumière impitoyable faisait briller la sueur sur son front où un fond de teint bon marché ne parvenait pas à cacher les rides.
— Tu me repousses, cruelle ! Mais je te pardonne, car je reconnais dans tes mots la douceur amère de la jalousie. Je le dis et le répète à tout Paris, je le clamerai au monde entier : ta soupe est digne des plus grands restaurants.
— Elle est surtout digne de ta panse si je t'en fais l'aumône, pas vrai ?
Le Gigolo affectant un air scandalisé, prit à témoin les clients rigolards et les poissonnières qui lui envoyaient des baisers assortis de propositions indécentes.
— Pour me faire pardonner mes infidélités, je te dédie ce poème. Le ciel m'en est témoin !
— Arrêtes donc d'invoquer le ciel, tu vas fatiguer le Bon dieu !
Le Gigolo vida prestement son bol puis commença à déclamer avant de bafouiller dés la deuxième strophe.
" Je suis d'un pas rêveur le sentier solitaire
J'aime à revoir encore les… les… arbres …"
Une voix grave retentit par-dessus les rires.
"J'aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l'obscurité des bois !"
— … En plus d'être pique assiette et malgracieux, il faut encore que tu massacres Lamartine !
Le regard sévère du Professeur fit taire le Gigolo qui resta bouche ouverte, penaud et furieux.
— De grâce Marie, donnez-lui vite un autre bol de soupe. Il ne faut surtout pas que cette bouche tout juste bonne à débiter des fadaises reste inoccupée. Elle se croirait autorisée à continuer.
— Je vous en sers un aussi, Professeur ?
Il frotta un monocle fendu sur la manche lustrée de son veston, faisant semblant de réfléchir.
— C'est offert si aimablement que j'aurais mauvaise grâce à refuser.
Sans un regard pour le Gigolo qui essuyait le fond de son bol avec une tranche de pain, le Professeur avala le bouillon chaud du bout des lèvres, à petites cuillerées comme dans un dîner mondain. Il s'essuya la bouche avec un mouchoir de baptiste qu'il repliait avec un art consommé pour en dissimuler les trous.
— Délicieux, comme d'habitude. A tout à l'heure, chère amie.
Les douze coups de minuit se noyaient dans un tohu-bohu de cris, de chocs de ferraille, de caisses et de cageots. Une louche à la main, un bol dans l’autre, Marie servait sans discontinuer sa clientèle de trimardeurs aux casquettes plates, de paysans en sarraus défraichis et de revendeuses en guenilles. De plus en plus nombreux après la sortie des spectacles, les élégantes redingotes, les robes et les chapeaux des gens du monde venaient s’y mêler.
Les marmites se vidaient, les dernières tranches de pains disparaissaient dans le bouillon fumant et l'heure approchait où Marie, comme tous les samedis soir, allait fermer. Ludovic Poulet avala à grand bruit les dernières cuillérées.
— Je dis toujours qu’il faut attendre le fond de la marmite pour déguster la meilleure soupe, elle a eu mieux l' temps de mijoter.
Marie s’essuya le front et rajusta son chignon
— T'as raison, mon croquant. Et y s’y trompent pas, mes traine-misère !
Le groupe déguenillé, qui attendait au coin de la rue Lescot, approcha, obéissant à un invisible signal. Marie racla ses fonds et leur distribua les derniers bols. Ludovic Poulet s'essuya la moustache d'un air satisfait et regarda la grande horloge.
— C'est pourtant vrai qu'on est déjà dimanche. Tu vas encore engraisser le cureton de Saint Eustache ! T'as donc si peur qu'il meure de faim depuis que le petit père Combes a décidé de lui couper les vivres ? (5)
Elle brandit vers lui la louche qu'elle venait de rincer à l’eau claire.
— Tais-toi donc, mécréant ! À toutes les messes et chaque jour que le bon Dieu m'accorde je fais une prière pour toi. Tu m'remercieras quand t'arriveras d'vant Saint Pierre. Sûr que là-haut, tu joueras moins les affranchis.
Il baissa la tête comme un élève puni.
— C'est toi qu'a raison Marie. T’es bien la seule personne sur terre qui pourrait m'faire virer calotin.
Il cligna de l'œil.
— C'est pas tout, faut que j'y retourne, y a un grossiste qui m'attend. Bonne nuit et à demain soir…
— A d'main croquant, si Dieu veut.
— Et pourquoi qu'y voudrait pas?
. Il claqua deux bises sonores et s’en alla. Les affamés se dispersaient lentement. Elle tendit son dernier quignon à un retardataire.
— Tiens, maraud ! Pour accompagner ton vin rouge.
Le miséreux grogna un remerciement et dévora le morceau de pain avant de disparaitre, avalé par l'obscurité de la rue Mondétour. Marie rangea avec soin ses instruments et les posa contre une table de pierre où s'entassaient les colins et les maquereaux à peine débarqués du train de Fécamp.
— Veille sur mes outils, Marie Louise, je repasse tout à l'heure.
La poissonnière croisa ses bras de débardeur.
— Tu peux aller manger tranquille, celui qui s'en approchera apprendra à connaitre mes paluches !
En soufflant, Marie se dirigea vers la rue de la Grande Truanderie, serrant son vieux châle sur ses épaules. Il ne pleuvait pas et le chemin n'était pas très long. Elle en connaissait chaque coin de porte et chaque boutique. Elle marchait sans crainte dans la rue peuplée de réverbères éteints, de charrettes à bras garées en désordre et de silhouettes allongées sur de rares bottes de paille. Qui aurait l'idée de s'en prendre à la providence des crève-la-faim qui poussaient comme une herbe tenace sur les pavés de la misère?
Les immeubles dormaient, claquemurés derrière leurs portes closes. Seules, les fenêtres du « Petit Bacchus » laissaient filtrer une lumière réconfortante. La porte s'ouvrit sur une troupe de braillards, libérant pendant quelques instants une bouffée alléchante de chaleur et d'odeur de cuisine. Marie s'essuya une nouvelle fois les mains sur son tablier. Elle allait pouvoir reposer ses vieilles jambes et oublier la dureté du quotidien. Quelque chose de métallique tomba sur les pavés. Elle regarda autour d'elle.
Une haute silhouette surgit de l'ombre et lui barra la route.
1 Revendeurs au détail.
2 Grande pèlerine portée par les paysans.
(3) train apportant les légumes de la banlieue sud
(4) Haut de forme recouvert de soie.
(5) Allusion à la loi de la séparation de l'Église et de l'État.
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