Chapitre 3 : Le petit homme gris
Les rideaux tirés masquaient la grisaille qui noyait les Champs Élysées. Le vaste bureau peuplé de tableaux sans âme et de têtes en faux-marbre, respirait le luxe feutré.
— Vous savez maintenant ce que nous attendons de vous. Faites attention c’est un malin qui nous a fait courir longtemps et nous n’oubliez pas que la police officielle a aussi de bonnes raisons de s’intéresser à lui. Ne vous faites pas repérer.
Le petit homme salua sans se départir de son visage triste, boutonna son manteau gris, se leva et sortit en refermant sans bruit la porte après avoir posé un chapeau melon banal sur son crâne dégarni .
Le visiteur rajusta son monocle en fronçant les sourcils.
— Vous avez vraiment confiance en cet individu ? Il n'a pas prononcé un mot, pas posé une question. C’est à se demander s’il comprenait ce qu’on lui disait. Il a l'air si… comment dire ?... Si insignifiant.
— Détrompez-vous, votre Altesse ! C'est là sa grande force qui fait de lui un de nos meilleurs éléments pour les opérations … délicates. Outre son expertise professionnelle, il parle sept langues dont la vôtre, mais peut aussi s'exprimer comme un voyou de barrières, se faire passer pour un chef de bureau ou un tenancier de maison close. Je n'irai pas jusqu'à dire que j'approuve toujours ses méthodes et ses… relations, mais seule compte l'efficacité, n'est-ce pas ?
Tout était silencieux dans le modeste hôtel.
Une dernière fois, l’homme vérifia le pli de sa chemise dans le petit miroir accroché au-dessus de la cuvette en faïence ébréchée, se frotta les dents et se passa de l'eau de toilette sur le visage. Il boutonna soigneusement son veston, vérifia que les gants étaient bien dans sa poche, ouvrit la porte sans bruit et jeta un coup d'œil dans le couloir où des paysages aux couleurs fades s'étiolaient dans des cadres de bois blanc.
Il descendit l'escalier avec une souplesse de chat, posant les pieds tout prés du mur pour éviter de faire grincer les vieilles marches, s’arrêta sur le palier, fouillant du regard le rez-de-chaussée noyé d'ombre. La lumière de la rue éclairait faiblement la réception. Dans un vase en biscuit, un bouquet de roses anémiées avait oublié ce qu’était le soleil. Un ronflement sonore traversait la porte vitrée de la loge masquée par un rideau de dentelle sale.
Il écarta les stores de la porte d'entrée et resta un long moment immobile, les yeux brillants, appuyé contre la tapisserie marquée de taches sombres. Les autres étaient là quelque part. Ils l’avaient suivis dès que les portes de la maison d'arrêt s'étaient refermées derrière lui. Il attendit le passage d'un fiacre et courut, caché par la voiture, jusqu'au coin de la rue, avant de se jeter dans l'ombre d'un immeuble en construction. Un bruit insolite résonna entre les façades aveugles. Il reconnut la pétarade d'une de ces Torpédos qui, de plus en plus nombreuses, envahissaient Paris. Il guetta encore un long moment puis, rassuré, s'éloigna d'un pas de flâneur. Des nuages masquaient la lune, poussés par un petit vent froid.
Il s'immobilisa en voyant bouger des ombres sous les arcades de la rue de Rivoli, puis sourit en découvrant deux amoureux. Au loin un sifflement de locomotive déchirait le silence.
Une rumeur sourde, de plus en plus présente, le guidait à travers les rues dont il retrouvait avec émotion l'obscurité sinueuse. D’autres silhouettes surgies de nulle part se dirigeaient vers les Halles dont il apercevait au loin les lumières. Il rabattit sa casquette et se mêla à eux.
Face de Rat essuya son nez maigre avec un grand mouchoir à carreaux.
— Faites excuse! Moi, l'humidité ça me monte au piment… ! Vous croyez vraiment qu’il va se pointer ?
— Certain ! Il n’aura aucune peine à damer le pion aux idiots qui font le pied de grue devant son hôtel.
— À damer quoi ? Bon, si vous l’dites… Mais quand même, comment vous pouvez être sûr qu'il va se pointer ici ?
— Raisonnement et déduction, mon cher. C'est pour ça qu'on me paie. Tenez, le voilà ! À côté de la charrette ! Cinq ans de prison ne l’ont pas trop changé.
— Y a pas à dire, vous en avez foutrement dans le chou, sous vos allures de passe-muraille…
— Qu’est-ce qu’il fout ? On dirait qu’il va se garnir le buffet.
— Qu'il profite bien de son dernier repas. J'espère que vous êtes équipé, car lorsqu’il aura fait ce que j’attends de lui, ce sera à vous de justifier vos émoluments.
Les yeux noirs et mobiles du voyou se plissèrent.
— Mes émo… Dites-donc, Monsieur je-sais-tout, J'aime pas me faire charrier par un va-de-la gueule ! Faites gaffe à pas trop jouer au petit malin avec moi… Vous seriez pas le premier à qui j'offrirai une redingote en sapin.
D'un air menaçant, il enfonça son poing dans la poche de son pantalon.
— Vous avez raison cher ami. Veuillez m’excuser, j'oubliais avec qui je fais équipe...
Le voyou sentit le canon d’un pistolet contre sa tempe.
— Tu vas arrêter de renauder, sinon je t'éclate le carafon, je finis le turf seulabre et j'enfouille la braise. Vu ?
Leurs regards se croisèrent et Face de Rat entra la tête dans les épaules.
— Bon, ça va! Vous montez pas le bourrichon !… Ce que j'en disais…
— Parfait ! Puisque nous nous comprenons, Il ne nous reste plus qu'à attendre qu’il soit rassasié. Veuillez vous écarter un peu, vous refoulez du goulot.
Le petit homme gris reprit sa surveillance.
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