Chapitre 4: Une étrange agression
Dimanche 20 mai 1905 début de matinée
Félix Pollard remonta le col de son manteau. La puissante carrure de l'officier de paix Trampas, patron de la brigade des Halles, lui ouvrait le chemin.
— Je m'excuse de vous avoir dérangé un dimanche matin, Commissaire, mais vous m'aviez dit que vous vouliez participer à la vie des postes de l'arrondissement, à n'importe quelle heure…
— Ne vous inquiétez pas! Il y a un peu trop longtemps que je me prélasse dans les bureaux de la Préfecture. Qui est la victime ?
Trampas sortit un papier froissé de sa poche.
— Une marchande de soupe qui travaille la nuit aux Halles. Elle s'appelle Marie- Prudence Suchet, mais pour tout le monde, c’est Marie la Soupe. Elle n'a pas de casier judiciaire et n’a jamais été fichée à la brigade des mœurs. Je la connais de vue. C'est une femme honnête et généreuse comme savent l'être les petites gens. Bref, une personne modeste et sans histoires qui ne doit pas avoir trois sous devant elle.
— Curieux profil pour la victime d’une agression.
— Entièrement de votre avis, Commissaire. Les bagarres sont fréquentes dans le quartier mais personne ne s’est jamais attaqué à une marchande de soupe.
Ils entrèrent dans une cour d'immeuble dont tout un côté était envahi par un amoncellement de chaises. Un homme maigre était assis devant sa porte, la tête dans les mains. Ses cheveux blancs ébouriffés débordaient d’une large casquette. Des commères chuchotantes regardèrent avec curiosité les nouveaux venus. Un brigadier leur fit signe.
— Mes respects, Inspecteur. Ce monsieur est avec vous?
— Le commissaire Pollard appartient à la Sûreté. Il passe quelques jours chez nous. Que s’est-il passé ?
— Nous avons été alertés à neuf heures cinq par le sieur Frappat, ici présent.
Il désigna l'homme assis.
—Il s'inquiétait au sujet de sa voisine. Selon ses déclarations, la femme Suchet part de chez elle tous les dimanches matin à huit heures pour assister à la première messe de Saint Eustache. Lorsque Monsieur Frappat est revenu du troquet où il prend son café, il a remarqué que ses volets étaient toujours fermés. Il a frappé à la porte, et comme personne ne répondait, il a ouvert car il possède la clé et craignait un malheur. Il l’a trouvée allongée sur son lit, inconsciente. Il y avait du sang sur le coussin. On est tout de suite allé chercher le médecin qui a son cabinet au coin du Sébasto. Je lui ai dit de vous attendre. D'après lui, les blessures sont légères et elle va s'en sortir.
— La serrure ?
— Rien d’anormal, elle n’a pas été forcée. On a retrouvé la clé accrochée à un clou. D’après son voisin c’est toujours là qu’elle la mettait.
— Nous avons peut-être affaire à un professionnel.
Le brigadier hocha la tête, sceptique.
— Sauf votre respect, inspecteur, qu’est-ce qu’il serait venu chercher chez cette pauvre femme ?
Et personne n’a rien remarqué ?
— Avec les Halles juste en face ? Ça va, ça vient, ça gueule au milieu des charrettes, des cageots et des caisses. Dans cette cohue, n'importe qui peut aller et venir sans se faire remarquer.
Un homme en jaquette sombre et pince-nez s'avança, l'air sévère une mallette de cuir à la main.
— Bonjour Messieurs. Vous êtes les représentants de la Police ?
— Commissaire Pollard et officier de paix Trampas.
— Docteur Meister ! Vos collègues m'ont réquisitionné. Qu'en est-il pour mes honoraires ?
— Vous réglerez ce problème avec mon collègue ici présent. À quelle heure, selon vous s'est produite l'agression?
— Difficile à dire, probablement au milieu de la nuit. Le coup porté de gauche à droite, a été asséné sur le côté du crâne avec un instrument en bois. Il y a des ecchymoses et des lésions mais pas de fractures. Lorsque je l’ai trouvée, elle était dans un état semi-comateux sans que sa vie soit en danger. Je l'ai tout de même fait hospitaliser car il peut y avoir des complications. J'ai remarqué également qu’elle portait des marques bleues sous les aisselles et à l'intérieur des bras.
— A-t-elle subi d’autres violences ?
— Aucune.
— Quelle peut être l'arme du crime?
— Vraisemblablement un des morceaux de la chaise cassée que vous trouverez dans la cuisine. En nettoyant la blessure, j’ai extrait des échardes. Vous les trouverez dans un mouchoir posé sur la table de nuit. Messieurs, j'ai bien l'honneur.
Le modeste logement était composé de deux petites pièces. Dans la première, veillait un vieux poêle dont les cendres avaient été soigneusement rassemblées dans un coin. Une petite fenêtre à croisillons laissait passer une lumière grisâtre. Quelques casseroles étaient suspendues au mur. Une cafetière, cabossée et noircie, attendait patiemment sur la pierre froide de l'évier, en compagnie d’un bol ébréché et sur lequel on distinguait encore des silhouettes d'oiseaux, d’une cuvette vide et d’un broc au bec cassé complétaient le tableau. Les bols et les marmites étaient soigneusement rangés sous l’évier. Une odeur entêtante de savon et de poudre à lessive ne parvenait pas à dompter les relents de vieille crasse et de papier humide.
La porte donnant sur la chambre était ouverte. On apercevait un lit à barreaux aux draps en désordre et le coin d'une armoire en bois blanc. Une chaise désarticulée était renversée sur le sol. Trampas sortit de sa poche un carnet à spirale et dessina les lieux. La mine soigneusement aiguisée du crayon courait sur la feuille, précise comme un outil de chirurgien. Il enfila ses gants et rassembla soigneusement les débris.
— Avez-vous déjà eu l'occasion de relever des empreintes digitales ?
Trampas haussa les épaules.
— On pourrait utiliser la dactyloscopie mais je doute que ces messieurs perdent leur temps avec une si petite affaire.
Trampas ouvrit un à un les tiroirs du buffet, découvrant de misérables trésors, épingles à cheveux, bijoux de pacotille, papiers portant des tampons officiels.
— Les reçus de la redevance pour son emplacement. Un livret de famille. Probablement son seul document officiel, indiquait qu’elle était née le 23 juillet 1848 à Jaligny dans l'Allier, de Suchet Charles Léopold, agriculteur, et de Suchet Madeleine Louise née Faubert, sans profession, décédés… Elle s'est mariée en 1876 à Aubervilliers, veuve trois ans plus tard, pas d'enfant.
Il referma lentement le tiroir sur les pauvres objets. Une vieille photo trônait sur le placard aux portes disjointes. On distinguait un couple en habits du dimanche raide et digne devant l'objectif.
— Ses parents, je suppose. Son seul souvenir de famille. Et voilà toute sa bibliothèque!
Il feuilleta avec précaution les feuillets découpés dans les journaux et soigneusement reliés avec du fil de brodeuse.
— Le Maître des Forges, Les aventures du Capitan, La Conspiratrice, La prisonnière de Jambalaya … Aimez-vous les romans-feuilletons, commissaire ?
— Ma femme en emprunte à la bibliothèque.
Pollard ramassa un minuscule morceau de bois et examina l'arrière du placard.
— En le déplaçant, le voleur a fait sauter la cale qui soutenait un des pieds … Si j’en crois la poussière et les toiles d'araignées, il n'y avait rien de caché derrière. Que pouvait-il bien chercher ?
Ils entrèrent dans la chambre. Une coupure de presse jaunie, fixée par un clou au dessus du lit, représentait la marchande de soupe fièrement assise derrière ses marmites, au milieu de porteurs et de traîne-misère. Quelques forts, bras croisés, prenaient la pose, raides et dignes, sous leurs immenses chapeaux de cuir.
Sur la table de nuit bancale, une fleur fanée au parfum douceâtre se recroquevillait dans un verre à pied ébréché, près d'une vierge en biscuit et d'un missel à la reliure usée. Au dessus du lit, un crucifix de cuivre noirci était accroché près d’un rameau de buis aux feuilles poussiéreuses. La fenêtre ouvrait sur la cour intérieure.
Le matelas auréolé de taches brunes portait encore la trace d'un corps. Une courtepointe de laine à la couleur indéfinissable était tassée au pied du lit comme un animal craintif. Quelques traces de sang rougissaient les draps et le coussin. Dans l'armoire, de modestes vêtements étaient empilés. Certains, froissés, gisaient au sol. Les grosses chaussures de travail, avachies et sommairement dénouées étaient rangées sous le lit. Une paire de bottines bien cirées et rapetassées attendait près de la porte.
— Elle doit les mettre uniquement pour aller à la messe.
Trampas termina l'inspection de la chambre, ramassa la courtepointe et les draps qu'il plia et posa sur le lit.
— On dirait bien que rien n'a été volé.
— Ce n’est pas si certain. Le voleur a fouillé partout. Regardez cette chaise ! Certaines fibres ont même été sectionnées.
Pollard inspecta une dernière fois les deux pièces, mains dans le dos.
—Marie quitte le " Petit Bacchus " un peu après minuit. Le patron nous précisera l'heure. Elle récupère ses ustensiles, rentre chez elle et se couche. L'agresseur attend le moment propice. Est-il déjà sur place? Arrive-t-il après ? A-t-il la clé ou un passe partout? Pour l'instant ces détails sont secondaires.
Il cherche, fait du bruit et réveille Marie. Elle se lève pour voir ce qui se passe. Pris de court, il saisit un pied de la chaise qu’il est en train de démantibuler et la frappe. Il la traine ensuite pour la déposer sur son lit, ce qui explique les marque sous les aisselles.
— Pourquoi tant de sollicitude?
— Ce comportement à la fois brutal et prévenant est probablement une des clés de l'énigme. Ensuite, qu’il ait trouvé ou non ce qu’il cherche, il s’enfuit. Le fait qu'il a refermé montre son sang-froid.
— Avec quelle clé ?
— Quand nous le saurons, nous aurons fait un grand pas vers la solution.
Trampas retourna dans la chambre.
— Il y a des allumettes sur la table de nuit. C'est probablement là qu'elle pose sa lampe lorsqu'elle va se coucher. Elle doit lire un peu avant de s’endormir. N’est-il pas curieux de la retrouver sur l’évier?
— Très bonne remarque ! Il reste du pétrole, donc elle ne s’est pas éteinte toute seule.
— Sérieusement, Commissaire, vous trouvez cette affaire intéressante ?
— Le mobile et le comportement de l'agresseur m'intriguent.
Pollard jeta un coup d'œil connaisseur aux croquis de son collègue.
— Allons voir le rempailleur…..
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