Chapitre 5 : Le rempailleur
Grâce à l'action énergique des gardiens de la paix, les badauds avaient quitté la cour intérieure mais discutaient toujours dans la rue avec animation. Le rempailleur de chaises les attendait. Un pan de chemise d'un gris douteux dépassait de son pantalon retenu par une large ceinture. Il porta deux doigts à la visière avachie de sa casquette
— Messieurs…… Anselme Frappat, pour vous servir.
Il avait la voix basse et sourde de ceux qui ne sont guère habitués à parler.
— Nous aurions quelques questions à vous poser. C'est vous qui avez donné l'alerte ?
Il les regarda par-dessus ses lunettes rondes aux branches rafistolées. Ses petits yeux gris exprimaient toute l'incompréhension du monde.
— J’suis parti comme d’habitude prendre mon café au bistrot de la rue Turbigo. J’ai rien remarqué de particulier…. Quand j’suis rev’nue, ses volets étaient toujours fermés, c’était pas normal. Je frappe, personne répond! Alors ni une ni deux, j’ai appelé la police. J'ai attendu vos gars poue entrer avec eux . Elle va bien?
Il s'assit, les jambes tremblantes et s'essuya le front.
— Rassurez-vous ! Elle se remettra vite… Étiez-vous là, hier soir?
— Ben oui, enfin non..... je veux dire… pas tout l'temps. J'suis allé manger un morceau chez Ferdinand au coin de la rue, là où j'ai comme qui dirait mes habitudes. Faut dire que faire la cuisine quand on est tout seul! J'suis veuf depuis qu’cette saleté de tuberculose a emporté ma Thérèse y a dix ans. Après le p'tit digestif, j'suis resté un moment pour graisser le carton avec les potes. On a fait deux ou trois manilles et j’suis rentré.
— Á quelle heure ?
Il se gratta la tête, compta sur ses doigts.
— Attendez voir ! C'était juste avant l’train de la marée donc, y devait être dans les dix heures. Après, ben… j'me suis couché.
— Le bruit ne vous dérange pas ?
— Pensez donc! Les Halles, y a belle lurette que je les entends plus. Et quand je dors, je dors! Ma pauv' défunte disait des fois que quand je ronflais, on entendait plus gueuler les poissonnières. N’empêche qu’à ce régime, je suis debout tous les jours à sept heures, habillé, rasé et prêt pour le boulot. Quand on a pas de cuillère d'argent dans le clapet, faut s'lever tôt…
— Vous n'avez donc rien remarqué ?
— Évidemment, non! J'serais sorti et le gars aurait passé un sale moment !
— Qu'est-ce qui vous fait croire qu’il était seul ?
Frappat haussa les sourcils et réfléchit.
— J'sais pas, moi ! C'est comme qui dirait une façon d'causer. Pourquoi ils seraient venus à plusieurs? Déjà qu'un gars tout seul, il pouvait pas trouver autre chose que de la broque, alors toute une bande, pensez donc !… Si un jour vous rencontrez une marchande de soupe qui roule en calèche, amenez-la moi, j'me marie tout de suite avec.
Trampas relut ses notes en fronçant les sourcils.
— Ses volets ne sont jamais ouverts quand vous partez ?
Le rempailleur se gratta la tête.
— Le dimanche matin j'm’en vais plus tôt. Avec mes potes, chez Ferdinand, on se paie un café-calva. Après tout c’est un jour chômé. Comme je dis à Marie pour la faire enrager, c'est not' façon d'célébrer la messe.
— On nous a dit que vous aviez sa clé ?
Il se gratta le crâne.
— Elle me l’avait donné au cas où… Si on m’avait dit …
Ils entrèrent dans l’atelier encombré, Frappat déplaça quelques tresses d’osier et ouvrit une petite boite au fond d’un tiroir.
— La voilà !
— L’agresseur s’est servi d’un pied de chaise pour l’assommer.
— Z’êtes sûr de ça ? Elle était solide, la chaise de Marie ! Je peux en causer, c’est moi qui lui rempaillait.
Pollard montra les débris.
— Faut-il un outil spécial pour trancher les fibres de cette façon ?
— Pensez donc ! Des ciseaux aiguisés, un bon eustache ou un rasoir, ça peut bien faire l'affaire. Quand même, faut avoir du vice ! Pourquoi il a fait ça ?
— C'est précisément la question que nous nous posons. Vous n'avez vraiment aucune idée sur le motif de cette agression?
— Franchement, non!
— Elle avait peut-être un magot caché, ça s’est déjà vu.
Un grand sourire découvrit les dents jaunies du rempailleur.
— Si vous la connaissiez comme moi, ça vous ferait rigoler rien que d’y penser ! Sur les trois francs six sous qu'elle gagne dans sa nuit, elle en rogne encore en laissant les crève-la-faim finir ses fonds de marmite.
Il s'assit et roula une cigarette, pensif.
— Vous l'aimez bien n'est-ce pas?
— Dame! Depuis l'temps qu'on est voisins, ça serait malheureux! Ça nous arrive même de manger un morceau sans façon sur ce coin de table. Des fois, on se prend l'apéro. Vous savez c'que c'est, quand on vit seul ça fait toujours plaisir d'être un peu en compagnie. On a qu'les bons moments qu'on s'donne ! Elle avait un livret d’Epargne aux PTT mais doit pas y avoir grand-chose dessus.
— Nous ne l’avons pas retrouvé.
— Normal, elle le gardait pas chez elle. Faut l’demander à Madame Fluteau, une de ses amis qu’habite rue Sainte Opportune, au-dessus de la blanchisserie.
Pollard interrompit sa contemplation des paniers et des hottes empilées.
— Pourquoi ce surnom? Ce n'est pas la seule marchande de soupe des Halles.
— C'est vrai mais celle de Marie, c'est quelque chose ! On dirait qu'elle a une recette à elle pour mitonner les légumes. C’est son " amoureux ", comme elle l'appelle pour rigoler qui fournit les choux et les navets.… Un maraicher de Seine et Marne, baratineur comme pas deux.
— Connaissez-vous son nom ?
— Ludovic Poulet.
Pollard s'assit sans façon près de lui.
— Vous êtes sans doute un de ceux qui la connaissent le mieux. Parlez-nous d'elle !
Frappat souleva sa casquette et se gratta le crâne.
— C’est un drôle de truc que vous d’mandez.er… En semaine, elle se lève un peu avant midi. Le temps de boire son café, de manger un morceau, de régler ses petites affaires. Après, elle fait ses courses, sa lessive quand y fait beau. De temps en temps elle amène ses nippes à la blanchisserie.
Il sortit un mégot de sa poche en soupirant.
— J'vous embête avec tout ça...
— Pas du tout, continuez !
— Le soir, avant d’embaucher, elle va manger un morceau au « Petit Bacchus » où elle a comme qui dirait sa table. … Sur le coup des dix heures, elle part au turbin. En semaine, elle finit vers les cinq, six heures. Y en a jamais assez pour les noceurs et les claque-becs qui tournent autour des Halles comme les mouches sur la bidoche. Le samedi, c'est pas pareil, elle ferme à minuit, rapport à la messe. J’l’entends jamais rev'nir vu que j'roupille déjà.
Trampas arpentait tranquillement la cour, posant un regard blasé sur le mur dont le crépi jaunâtre se fendillait en minuscules labyrinthes
— Que fait-elle de ses moments libres?
Le rempailleur haussa les épaules.
— C'que vous autres appelez des moments libres, on en a pas tellement! Elle se promène, taille une bavette avec les commères. Le dimanche, elle fait ses visites aux dames du quartier.
Il s'assit sur un banc de pierre verdie.
— Des fois, quand il fait bon, elle s'installe au soleil et lit ces feuilletons qu'on trouve dans les journaux. C'est le Professeur qui lui apporte. On est de vieux copains tous les deux, alors il vient nous voir de temps en temps et on cause... L’été, elle part en virée au bord de la Marne avec son amie, celle que
Trampas, méthodique et concentré, noircissait les pages de son carnet.
— A-t-elle de la famille ?
— En tout cas j'en ai jamais vu l'bout d'une oreille. Elle est pas causante là-dessus.
Pollard marchait de long en large, s’imprégnait du décor. Dans la rue, les curieux tardaient à se disperser. Une charrette passa à grand fracas sur les pavés inégaux.
— Je n'ai pas vu les autres habitants.
— C'est qu'y en a pas ! Les fenêtres qu'vous voyez, c’est l’immeuble d’à côté.
Pollard s'approcha d'une statuette fruste mais de bonne facture représentant une femme assise.
— Vous êtes sculpteur ?
— Ça me distrait entre deux chaises. C'est sans prétention.
— Vous êtes trop modeste. Vous avez un réel talent.
Annotations
Versions