Chapitre 6: Chez le bougnat

5 minutes de lecture

Les policiers remontèrent la rue Mondétour, suivis des yeux par les ménagères. L'eau stagnait dans le caniveau central, dessinant entre les pavés disjoints des iles minuscules entre lesquelles des gamins faisaient flotter des escadres de bouchons. Pollard resta un long moment pensif, promenant son regard sur les devantures aux vitres masquées par des rideaux à fleurs. Sur une affiche encore humide souriait le visage rond de Félix Mayol.

— Voilà donc l’univers de Marie Suchet. Les Halles, Saint Eustache, trois ou quatre rues autour et de temps en temps. une sortie le dimanche sur les bords de Marne. Depuis qu'elle a quitté son village, elle n’est sans doute jamais allée plus loin que le Petit Robinson.

Des trimardeurs adossés aux murs lépreux les regardaient d'un air méfiant, casquettes rabattues sur des regards farouches. Les cloches de Saint Eustache sonnèrent onze coups.

— Venez, nous avons un autre témoin à interroger.

Ils se hâtèrent vers l'église. Un homme en manteau gris, installé à la terrasse d'un café, leva les yeux de son journal à leur passage. Il but son Picon-bière, paya et s'en alla sans que personne ne fasse attention à lui.

Trampas soupira d'aise en retrouvant l’animation de la rue. Le curé de Saint Eustache, aussi long et jaune que ses cierges, ne leur avait rien appris d’intéressant. Sa paroissienne menait une vie sans histoire et se confessait régulièrement pour des peccadilles. Un groupe de femmes en chapeaux les suivit des yeux avec un mélange de méfiance et de curiosité.

Devant le Petit Bacchus, quelques tonneaux vides étaient posés sur le trottoir à côté des volets en bois. Le vent jouait avec un papier gras sur lequel on avait griffonné les points d’une partie de manille. Le patron sortit à leur rencontre, serré dans une blouse de maquignon. Une pipe éteinte à la main, il triturait son épaisse moustache noire.

—Bien le bonjour M'sieur Trampas !! J'espère qu'vous allez mettre la main au collet du fils de garce qu'a fait ça. S’attaquer à Marie !!! Une si brave femme !

— Elle est venue hier soir n’est-ce pas ?

— Pour sûr, comme d’habitude.

Malgré les efforts d'une souillon au regard éteint et qui frottait le sol avec acharnement, quelques relents de sciure et de vin se mêlaient aux odeurs de cuisine. La plupart des tables, cirées par les coudes de plusieurs générations de poivrots, étaient encore vides. Une marmite rebondie trônait dans la cheminée. Un buveur solitaire, proféra, en les apercevant, des considérations peu flatteuses sur les bourdilles et les gueules de vache qui avaient collé ses copains au mur.

Le patron nettoya une table qui n’en avait pas besoin.

— Faites pas attention ! Y raconte n’importe quoi quand il a sa musette. C’est un ancien Communard. Il gueule partout qu’il est anar mais c’est un bon gars. Qu’est-ce que j’vous offre ? C’est ma tournée ! Á la santé de cette pauvre Marie.

Une grande femme aux traits majestueux, s’approcha, brandissant une louche en cuivre.

— Faite excuse, Monsieur Trampas, c’est y que vous auriez d’ses nouvelles ?

— Des blessures légères. Elle sortira bientôt. Elle peut remercier monsieur Frappat.

— Celui-là….. !

Elle ramassa quelques verres qu’elle plongea dans une bassine derrière le comptoir.

Le patron baissa la voix.

— Allez pas imaginer des trucs ! Elle l’aime pas beaucoup, et moi non plus. Rapport à son côté grippe-sou. Quand il vient avec elle, c’est toujours Marie qui paie le coup…

Trampas avala une gorgée et hocha la tête d’un air approbateur.

— Excellent! Racontez-moi ce qui s’est passé hier soir. Chaque détail peut être important.

— Quand elle est arrivée, le Gigolo était déjà là.

Trampas se tourna vers Pollard, qui dégustait son vin blanc.

— C’est un sans-le-sou qui joue les vieux beaux et fait le danseur mondain pour des bourgeoises un peu dégommées, vous voyez le genre ?

Le patron approuva d’un air entendu.

— Donc pour en r’venir à hier….. Marie a mangé un morceau vers les sept heures avant de prendre son travail.

— Elle était seule ?

— Comme d’habitude mais elle fait la conversation à tout le monde. Après, elle est repartie installer son commerce.

Elle devait revenir à minuit pour souper avec le Professeur. Ah, le gougnafier ,quand j’y repense !

Trampas intervint.

— Le Professeur est une figure des Halles, un authentique universitaire tombé dans la dèche, qui ressemble plus à un demi-solde qu’à un enseignant. Il débite des citations grecques et latines et improvise des cours dans les bistrots pour gagner quelques sous.

Le patron approuva en triturant la pipe éteinte.

— Y cause de gars qu’ont donné leur nom à des rues comme s’il les avait connu. Des fois, j’essaie d’écouter mais vu qu' j'ai juste mon certificat d’étude… Marie l’invite souvent, faut croire qu’elle est preneuse de ses calembredaines. Tout d’un coup, v’la-t-y pas qu’on entend un cri comme quelqu’un qu’on égorge… Alors, moi qu’est-ce que je fais ? Je prends mon couteau à découper, je sors et qu’est-ce que je vois ?

Il s’interrompit pour ménager ses effets.

— V’là t’y pas que le Professeur, ce grand dépendeur d'andouilles juste au moment où elle arrivait, a bondi devant elle comme un diable qui sort de sa boite. Çui-là, franchement, sous ses grands airs de je sais tout, on s’demande ce qui lui passe par la tête.

—Marie l’a engueulé pire qu’une poissonnière. Et vous savez pas la meilleure ?Elle l’a régalé quand même !

La patronne renchérit tout en surveillant sa marmite.

— Il en a repris deux fois, de ma gibelotte.

Des consommateurs entrèrent, les regardant d’un air méfiant.

— Quand sont-ils partis ?

— Sur les choses d’une heure du matin, Quand j’pense que l’salaud était peut-être déjà en train de la guetter…

— Si c’est pas une pitié ! Des fois, on s’demande à quoi pense le bon Dieu.

— Je suis de votre avis chère Madame, mais dans un jour ou deux, elle sera sur pied.

Pollard s’essuya la moustache.

— Curieux personnage que ce Professeur !

— Vous pouvez l’dire ! Toujours à rôder dans les rues. A s’demander où il dort mais j'm'inquiète pas pour lui, avec ses allures de chat-huant, il n’est jamais en peine pour trouver un gîte, si vous voyez c’que je veux dired. Faut quand même lui rendre cette justice. Il crache pas sur le beaujolais mais on l’a jamais vu poivré.

— Quelqu’un est-il sorti juste après eux ?

Le patron haussa les épaules et les resservit généreusement .

— J’en sais foutre rien. Avec le boulot qu’on a, on peut pas regarder sous l'nez tous ceux qui s’en vont. Maintenant, si vous avez rien d’autre à me demander, les clients arrivent.

Il les raccompagna comme des hôtes de marque puis retourna à son comptoir où il se plongea dans la lecture d’un numéro froissé de l’Auvergnat de Paris tandis que la patronne s’activait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jean-Michel Joubert ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0