« Nous y sommes, Ayanna. »

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Rares étaient ceux à fuir la ville après s’y être installés mais Maï en avait pourtant décidé ainsi. Deux semaines s’étaient écoulées depuis le début de son voyage sans repos. Sa fille d'à peine huit ans le suivait tant bien que mal. Ces derniers jours, le terrain inégal de la forêt l'avait épuisée, elle qui était habituée à courir sur les trottoirs bétonnés ou les chemins de terre bien tassée. Cette ultime matinée l’avait particulièrement éprouvée car l’averse et le vent s'étaient mêlés à la boue et aux feuilles. Heureusement, le mois de la pluie se terminait et le ciel se dégagea après l'heure du déjeuner.

Maï reconnut des odeurs, la forme de certains arbres et, mieux encore, des terriers vides, autrefois habités. Dès qu’un souvenir refaisait surface, il interpelait la fillette pour qu'elle pût mieux appréhender son nouvel environnement. Après tout, elle n’avait encore connu que la ville et son agglomération. Maï souhaita qu’elle prît ses repères au plus vite.

À mesure que les ombres croissaient, l'allure de son enfant déclinait. Difficile de nier l'évidence : elle se forçait à lui renvoyer ses sourires et ce n’était que par pure volonté — celle de le rendre fier — qu’elle continuait de mettre un pied devant l’autre. Têtue comme elle l’était, il savait qu’il devait la piéger pour qu’elle acceptât de prendre une pause. Une bonne tartine de miel à tremper dans du lait serait l’appât parfait… À l’annonce de la collation, ses yeux en amandes s’ouvrirent en grand et ses pupilles noires et rondes brillèrent d’envie. Ils s'assirent sur une pierre assez grande pour qu'ils pussent s'installer tous les deux. Maï mélangea la poudre de lait à l'eau puisée dans une rivière qu’ils avaient longée plus tôt, pendant que sa fille tartinait deux tranches de pain de seigle rassis. Elle ne se fit pas prier pour engloutir son en-cas. À peine eut-elle avalé sa dernière bouchée qu'elle s'assoupit, la tête posée sur les genoux de son père, repue et apaisée par l’odeur de cuir de son pantalon en daim.

Le soleil commençait à disparaître derrière les cimes et il était donc temps de reprendre la marche. Maï souleva son enfant endormie et prit soin de ne pas tirer sur sa longue et sensible chevelure noire. Avec la même attention, il l'installa parmi les fourrures entreposées sur leur charrette à deux roues et la couvrit d’une peau de bête pour qu’elle n’attrapât pas froid. Son visage paisible lui rappelait celui de sa mère lorsqu’elle pouvait encore dormir à ses côtés. Ce sentiment de nostalgie lui serra le cœur.

Maï retourna se glisser en-dessous d’un des deux bras de bois de leur véhicule et posa ses mains sur la barre de métal qui les reliaient. L’homme en appela une nouvelle fois à sa puissante musculature qui lui permettait de tracter la charge dont ils auraient besoin pour reconstruire leur vie.

Quitter le confort qu’offrait la Capitale des Terres du Pôle Nord était apparu telle une évidence au moment-même où l’idée lui traversa l'esprit. Nombreux avaient été ceux à tenter de le freiner et de le faire revenir sur ce qu’ils pensaient être une lubie. Mais peu lui importait de devenir un paria parmi les siens. Au moins, il s'était libéré des entraves imposées par les blancs du Continent Premier. Ceux-là même qui avaient débarqué sur leurs terres une centaine d’année plus tôt et qui avaient obligé les peuples natifs à travailler dans les pires conditions alors qu’ils s’occupaient de construire des commerces pour s’établir. Il lui arrivait de se demander si ce peuple connaissait la notion de liberté.

Le travail aux mines — le seul qu’il avait pu décrocher pour nourrir sa famille — était harassant, l’air presque irrespirable et rendu toxique par des particules noires, qui assombrissaient la peau déjà bronzée des mineurs. Cet air, il le maudissait : il avait emporté sa chère et tendre. Même le grand shaman s'était montré impuissant. Aujourd'hui, il ne lui restait que sa fille qui s’acharnait pour continuer à vivre son quotidien et arrivait même à lui arracher quelques sourires.

Alors qu'il noyait sa peine dans le travail, il avait laissé sa fille aux soins d'une amie de sa mère, sans jamais n'avoir pu lui rendre la pareille. De cette période, il ne se souvenait que du visage endormi de la fillette qu'il portait dans ses bras alors que le soleil n'était pas levé ou que la nuit était tombée depuis des heures. Il lui était arrivé de se soulager de ses responsabilités et de ne pas aller la chercher, invité par ses collègues aussi extenués qu'il l'était. Maï s’était persuadé que c'était là le seul moyen qu’ils avaient de continuer à dormir tous les soirs dans leur chalet chauffé au charbon, omniprésent. Les rares moments lors desquels sa fille lui racontait ses aventures d'écolière, il était trop épuisé pour l'écouter et suivre son récit. Il lui avait fallu plusieurs semaines avant de se rendre compte qu'elle avait cessé d'en parler. Au fond, il savait qu’il travaillait trop, qu’ils n’avaient pas besoin d’autant. L'illusion de Maï s’était évanouie lorsque, un matin, il releva la tête de sa bassine en céramique pour croiser son propre regard dans le miroir. Pendant un instant, il ne reconnut pas cet homme. Depuis combien de temps la lumière de ses yeux s’était-elle éteinte ? Dans un coin du reflet, il avait perçu la silhouette de la fillette. Son regard, à elle, était emplit d’incompréhension. Bien sûr qu'elle se demandait pourquoi des larmes coulaient sur les joues de son père. Elle avait serré ses petits poings bronzés et cachait son visage derrière eux.

Maï s’était alors accroupi à la hauteur de sa fille, posa ses mains sur les siennes avant de l’enlacer avec tendresse, comme ce n'était plus arrivé depuis des mois. C’est alors qu’il comprit : il fallait qu’ils partent. Maï investit dans une vieille charrette en bois qu'il prit le temps de restaurer après ses journées de dur labeur afin qu'elle pût parcourir nombre de kilomètres sans difficulté.

Le jour où il réussit à vendre la maison coïncida avec celui de leur départ. Ils avaient chargé tous les biens qui leur seraient nécessaires en un temps record et, coiffé du regard inquiet de sa fille, il tourna le dos à leur foyer.

Et il l’avait tractée, cette charrette : d’abord pour rejoindre la gare surpeuplée de Minespoir, où de nombreux commerçants vérifiaient que les marchandises à destination de leurs associés situés dans les villages adjacents étaient bien chargées. D'autres genres de commerçants rôdaient, moins scrupuleux et qui n’échangeaient jamais l’argent qu’ils prenaient contre un produit.

Ses bras connurent un peu de répit lors de leur trajet en train, dont les billets avaient coûté à Maï son dernier salaire. Et, ce, malgré un prix plus abordable car rares étaient ceux qui souhaitaient se rendre au nord. Seuls les propriétaires des mines, des exploitations industrielles et agricoles ou des compagnies de transport pouvaient se permettre une telle dépense. Même les marchandises négociées par les guildes voyageaient seules. D’ailleurs, Maï s’était vite rendu compte que leurs vêtements de peau tannée dénotaient vis-à-vis du coton et des fourrures touffues de leurs co-passagers. Ils avaient passé quelques heures à se cogner l’un contre l’autre, au rythme des secousses sur une banquette de bois. La fillette n’avait été pas le moins du monde perturbée par les chocs. Son attention avait été absorbée par les paysages, tantôt sylvestres, tantôt montagneux. La descente de l’inconfortable machine avait tout de même soulagé le dos de Maï qui pensait déjà à la suite du voyage, lors de laquelle il malmènerait son corps.

Deux jours plus tard, alors que la terre des chemins était davantage tassée et freinait moins les roues de la charrette, Maï avait pénétré la forêt de l’Aurore, sous les encouragements de sa fille.

Cette longue traversée leur avait valu quelques soucis : l’un de leur repas avait été dérobé par des ratons-laveurs ; l’odeur des peaux — même traitées — avait attiré des charognards que Maï avait dû repousser par le feu ; au passage, ils lui avaient dérobé une nuit de sommeil ; une partie du contenu de la charrette s’était renversé à même le sol boueux alors qu’un torrent s’était déversé du ciel — le père se jeta sur le contenu pour vérifier que l’urne bleu roi ne s’était pas brisée. Enfin, les nombreuses cloques éclatées endolorissaient les mains de Maï dès qu’il relâchait la pression qu’il exerçait sur la barre de traction. Maintenant qu’il y repensait, il avait été un peu fou d’avoir entraîné sa fille dans cette histoire.

Mais il sut qu’il n’avait pas à regretter sa décision au moment où il perçut une forte lumière éclairer le chemin. Enfin la forêt se terminait pour s’ouvrir sur la clairière qu’il recherchait. Celle où tout allait recommencer. Ses efforts étaient enfin récompensés. Il passa par-dessous le bras de la charrette, souleva la peau, prit son enfant sur le dos puis se rendit à l’orée de la forêt.

« Nous y sommes, Ayanna. »

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