«  C’est ici chez nous, maintenant. »

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La fillette ouvrit les yeux et, par-dessus l’épaule de son père, fut abasourdie par le spectacle. Elle pointa du doigt tout ce qui devait se trouver dans cette clairière en l’espace d’une minute : les fleurs qui poussaient entre les rayons des vieilles roues posées contre un muret de pierre ; les hautes herbes parcourues par des insectes ; les vestiges de chalets qui avaient été attaqués ou visités par des bêtes ; les étranges reflets dessinés dans une flaque d’eau troublée par une araignée… Maï l'imaginait déjà courir parmi les hauts herbages dont seule sa tête dépasserait, alors qu’il préparerait le souper dans leur nouveau foyer. La teinte rosée du crépuscule donnait l'impression d'une sphère au-dessus de l'ancien village et il pensa aux soirées et nuits qu'ils passeraient à observer les étoiles. Il lui parlerait des constellations et des esprits qui leur étaient liés. C’était parfait.

Les lieux avaient rendu à Ayanna toute son énergie et elle s’agitait sur son dos. Sa voix d'enfant le pressait de la poser à terre. La fillette se précipita dans ce qui n’était encore qu’un champ avec des ruines. Maï la suivit du regard grâce au chemin qu'elle traçait dans les herbes. Il retourna chercher la charrette et, dans un ultime effort, la traîna jusque sous l’appentis de bois du chalet le moins délabré. Il arracha les planches qui scellaient l’entrée avec un pied de biche rouillé, poussa la porte et s’avança — un espace carrelé au sol et réservé au stockage des chaussures et équipement d’hiver. Comme dans son souvenir, la pièce qui la prolongeait n’avait pas de fenêtre — seul l’encadrement de la porte de la cuisine l’éclairait— et, en cette heure, le manque de lumière rendait la reconnaissance des lieux difficile. Sa fille arriva en trombe derrière lui, le bouscula sans qu’il ne vacillât et lui laissa tout juste le temps de l’apercevoir. Elle sauta la marche qui séparait l’entrée de la pièce à vivre et courut dans le salon dans lequel résonnaient ses rires. Le parquet grinçait et la poussière se soulevait en nuages sous ses pas. S’imaginant être dans un fabuleux parcours d’obstacle, elle sauta sur le vieux canapé couvert d’une bâche et en décolla les particules collées qui s’envolèrent dans toute la pièce. Elle s'émerveilla du spectacle et continua à bondir, jusqu'à glisser sur le plastique et chuter lourdement sur le sol. Maï accourut et prit sa fille qui ne réagissait pas dans ses bras.

Jamais il ne fut plus rassuré de voir ses poings de la taille d’une pêche serrés devant son visage.

« Ca va aller, ma chérie, ce n’est rien.

— Pardon, Papa.

—Tu ne t’es pas fait mal ?

— Non… Pardon, Papa.

— Pourquoi pardon ?

— Je ne ferai plus de bêtises.

— Mais ce n’est rien.

— On ne va pas rentrer parce que j’ai fait une bêtise ?

— Non, ma chérie. C’est ici chez nous, maintenant. »

Les mots de l’enfant avaient conforté Maï dans sa décision, bien qu’il eût été trop tard pour revenir en arrière. Ayanna s’écarta de lui et, ayant retenu sa leçon, observa avec calme l’intérieur du chalet. Elle explora la cuisine puis les deux chambres. Maï se releva à son tour et commença à en faire le tour pour se rendre compte de l’étendue des travaux. Les poutres de chêne, qu’Ayanna étreignait avec difficulté et qui soutenaient l’ensemble du chalet, semblaient être en parfait état. Par contre, il s’inquiéta de la présence d’auréoles sombres en certains endroits du parquet, sans doute créées par des fuites. Son impression se confirma grâce aux fines raies de lumières qui passaient au travers de la toiture. D’ailleurs, ils n’y voyaient plus grand-chose dans cette pièce.

« Ayanna, allons chercher du bois pour allumer le poêle.

— Du bois ? »

Ah, il était vrai qu’ils utilisaient du charbon avant.

« Ca veut dire que je n’aurai plus les mains noires ? »

Maï s’approcha de son enfant, la souleva et frotta son nez contre le sien :

« Plus jamais. »

Pendant qu'ils ramassaient du petit bois à l’orée de la forêt, ils fredonnaient ensemble la berceuse que leur mère et femme leur avait apprise. Maï retourna à la charrette chercher ses pierres à feu ainsi qu’un peu de journal — qui avait servi à envelopper des graines de légumes qu’ils planteraient bientôt. Lorsqu’il rejoignit sa fille, celle-ci était postée devant la petite vitre du foyer sali par la suie, prête à observer son père allumer un poêle sans charbon. Il sortit d’abord les cendres à l’aide d’une balayette et les stocka dans un seau posé juste à côté. D’une main — il pouvait difficilement faire entrer les deux — il posa le journal au centre de l’âtre, un peu d’herbes séchées puis frappa les pierres l’une contre l’autre. Des étincelles jaillissaient à chaque choc et, au bout de quelques essais, certaines atterrirent sur l’herbe qui commença à fumer. Maï souffla dessus pour attiser les brûlures qui allumèrent le papier. Il ajouta les brindilles, des petits rondins bien secs puis il ferma la trappe. Ayanna était subjuguée par les connaissances de son père et il était fier de trouver la même flamme dans ses yeux que celles qui commençaient à danser dans le poêle. Mais, tout à coup…. BOOM. La porte métallique du foyer frôla la tête du père qui se précipita sur son enfant, la protégeant de son corps. Une épaisse fumée envahit la pièce et leur brûla les yeux et les poumons.

« Tout va bien Ayanna ? s’écria-t-il, alors qu’il inspirait. »

La fillette hocha la tête, sonnée par l’explosion qui avait dû faire fuir tous les oiseaux et bêtes aux alentours. Soulagé, il soupira puis jeta un coup d’œil rapide à la pièce : des petites braises — sûrement celles des brindilles — rougissaient encore sur le sol.

« Et toi, Papa ? »

Sa petite voix tremblante et inquiète le rassura : lui aussi avait quelqu’un qui veillait sur lui, même si elle n'avait que huit ans et que son corps était aussi puissant que celui d’un faon. Il lui caressa ses cheveux noirs et épais et alla ouvrir la porte pour délivrer la fumée.

« Tu vois, Papa aussi a encore plein de choses à apprendre ! »

Un sourire arrondit les pommettes de l’enfant à la remarque maladroite de son père. Il aurait dû se douter que, après tant d’années d’abandon, la cheminée aurait bien mérité une petite vérification avant d’allumer un feu dans le foyer. Maï devrait s'en occuper dès le lendemain car les températures nocturnes commençaient à être basses.

Après une semaine et deux jours à dormir dehors, ce toit au-dessus de leur tête, même abimé, était un luxe dont il avait rêvé à maintes et maintes reprises. Néanmoins trop fatigué pour préparer les lits, il alla chercher la bâche de leur charrette, qu’il jeta sur le canapé. Lors d’un deuxième voyage, il ramena les peaux et couvertures en laine, de même que leurs provisions afin qu'elles ne disparurent pas dans l'estomac des animaux sauvages. Enfin, il rentra avec l’urne bleue roi. Ayanna la suivit du regard, jusqu’à ne plus la voir, avant de se laisser aller à une profonde tristesse. Maï la posa sur le plan de travail de la cuisine. À la vue de sa fille, il pensa qu’il était peut-être trop tôt pour qu'elle pût arriver de nouveau à saluer sa mère : il la voila d’un morceau de tissu. À son tour, un élan d’angoisse empoigna son cœur : arriverait-il à reconstruire tout ce qu’il avait laissé filer ? Pourrait-il rattraper tous ces moments qu’ils n’avaient pu vivre ensemble ? Il aurait tellement aimé qu’elle lui apportât ces réponses.

Quand il revint dans le salon, Ayanna dormait déjà sur le canapé. À l’aide d’une pince posée à côté du seau, il retira les morceaux encore flambants pour ne laisser que les braises. Il ne s’agissait pas de mourir asphyxié pendant leur première nuit dans leur nouvelle demeure. Maï dut réveiller et lever son enfant pour qu’il pût monter sur leur lit de fortune. Ayanna hésita à le rejoindre et n’osa s’avancer avant qu’il l’eût invitée à s’allonger contre lui. Alors qu’il lui dégageait quelques mèches de cheveux de son front, il commença à chantonner leur berceuse :

Le Loup Roi de la Forêt chantait

Jusqu’aux confins de la contrée

Nombres d’âmes il avait sauvées

Sans jamais avoir été remercié

Le Loup Roi de la Forêt espérait

Que quelqu'un vint le rencontrer

Juste au moins pour lui confier

Que chaque jour sa tristesse grandissait

Le Loup Roi…

Ayanna ne l’écoutait déjà plus, bercée par le calme du chalet et le vent qui faisait très légèrement trembler les vitres du bâtiment. Il continua de fredonner l’air pour l’accompagner dans son sommeil et, à son tour, sombra.

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