« Comme pour maman ? »

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Lorsque Maï rouvrit les yeux, Ayanna n’était plus contre lui et la lumière du soleil passait déjà au travers des failles du toit. Il étira ses bras puis son dos et se surprit à gémir. Ses muscles étaient courbaturés et il faudrait quelques jours pour que les lésions disparussent. Le bruit alerta sa fille qui surgit de la cuisine, sa silhouette auréolée par les rayons lumineux dans lesquels la poussière nageait. Son visage arborait encore quelques marques de fatigue, mais elles semblaient déjà moindres. Maï s’assit et lui fit signe d’approcher.

« Bonjour, toi !

— Bonjour, Papa.

— Tu as bien dormi ?

— J’ai fait plein de rêves…

— Des cauchemars ?

— Non, des esprits ! »

Il lui épargna une repris, malgré que sa remarque le fit tiquer.

« Ils étaient gentils ?

— Ils jouaient avec moi ! »

Puis elle lui raconta tous les détails : certains avaient pris la forme de gouttes d’eau, d’autres de cerfs avec une crinière touffue et, ses favoris, de lapins blancs. Leur dernière discussion du genre devait remonter à ce qui s'apparentait à une éternité pour Maï. Malgré les efforts qu'il avait cumulés après sa prise de conscience, Ayanna avait été perturbée par cette transformation soudaine de la nature de leur relation. Maï ne réalisait qu'aujourd'hui ce qu'il avait perdu en se fermant à elle. Aujourd'hui qu’ils partageaient de nouveau un véritable lien.

Son récit terminé, elle poussa son père à la suivre dans la cuisine alors qu’il s’attachait les cheveux en une queue de cheval. La fenêtre, dont certains carreaux étaient brisés, longeait tout le plan de travail de pierre grise. Elle apportait une telle luminosité à la petite pièce que Maï, mal réveillé en fut aveuglé. L’espace était si étroit que le duo — pourtant pas épais — pouvait tout juste se croiser. La fillette le traîna jusqu’à l’évier, empli d'eau croupie, qui prolongeait le comptoir. Des petits têtards y avaient élu domicile, lequel connut une forte perturbation lorsque la fillette plongea son doigt dans l’eau pour jouer avec eux.

Maï chercha du regard une solution pour les porter jusqu’à la rivière. Sa grand-mère le lui avait bien transmis : tout ce qui naissait au sein de cette clairière était sacré ; et il ne souhaitait pas s'attirer le courroux des esprits voisins. Si ses souvenirs étaient bons, il leur faudrait descendre en contrebas dans la forêt.

« Tu as trouvé d’autres surprises dans la maison ?

— Non, on ne voit rien dans les autres pièces. »

En effet, les volets des deux chambres avaient été cloués de la même manière que l'entrée. Maï saisit le pied de biche, ouvrit la porte qui grinça au moins aussi fort que le parquet, puis ils longèrent la maison. Il dût forcer comme un bœuf pour décoller et arracher la première planche de la première fenêtre. L’homme n’hésita pas une seconde avant d’en faire de même sur la deuxième… Mais, cette fois, un morceau de volet s’accrocha avec le tout puis lui tomba sur le pied. La douleur et l’idée de s’être rajouté du travail s'associèrent pour former une expression unique sur son visage, laquelle ne manqua pas de faire éclater de rire Ayanna. Maï préféra ignorer ses moqueries et finit même par s’en réjouir. Alors qu'il longeait le mur pour dégager la seconde ouverture, sa fille l'avait laissé pour rentrer. Cette fois, les clous étaient en meilleur état et il ne tarda pas à dégager les pans de bois.

« Bouh ! »

Un visage familier venait de jaillir de l’encadrement de la fenêtre, ce qui ne manqua pas de le surprendre et de le faire reculer d’un pas. Elle en rit de plus belle.

À la fois vexé et amusé, il lâcha son outil et courut vers l’entrée, sauta la marche et poussa la porte de la pièce située derrière le canapé. Sa fille, qu’il retrouva à genoux sur un sommier, prit peur en voyant le regard noir de son père. Mais celui-ci s’attendrit très vite pour laisser place à un large sourire. Les pommettes de la fillette s’arrondirent à leur tour, soulignant ses yeux en amandes. Il lui sauta dessus et l'attaqua à coup de chatouilles. Toute la poussière de la bâche qui protégeait le lit se souleva et ils toussèrent à s'en époumoner.

Les éclats de rire se calmèrent pour laisser place à des gestes de tendresse. Avait-elle toujours autant débordé de joie de vivre ? Il ne se souvenait plus très bien.

« Dis-moi, Papa, tu crois que c’était la chambre d’un frère et d’une sœur ? »

Elle désignait le second lit simple contre le mur opposé.

« Ca, Ayanna, c’était le lit de ton oncle, Nesta.

— De mon oncle ? »

Elle ne l’avait jamais connu et il était rare qu’il le mentionnât.

« Le frère de papa.

— Le frère de papa ? Alors, celui-ci, c’était ton lit ?

— Exactement.

— Tu étais ici avant ?

— Eh oui.

— Non !

— Eh si !

— Je ne te crois pas !

— Mais si, je t’assure. »

Son sourire malicieux la rendait encore plus mignonne.

« Il était comment, tonton ? »

Il lui raconta ses aventures, que Nesta et lui avaient été proches autrefois. Mais leurs chemins s’étaient séparés lorsque son frère, alors âgé de douze ans et de huit ans son aîné, avait fugué pour partir travailler avec un commerçant itinérant. Ce souvenir était toujours empreint de tristesse, car ce départ soudain avait brisé le cœur du jeune Maï.

« Tu ne l’as plus revu depuis ?

— Plus du tout.

— Comment sais-tu s’il va bien alors ?

— Je ne le sais pas. Mais les esprits m’auraient averti, tu ne penses pas ?

— Comme pour maman ? »

C’était la première fois qu’elle la nommait depuis qu’elle les avait quittés. Sept mois s’étaient écoulés et la douleur s’estompait en elle pour laisser place à la nostalgie. Pour Maï, la tristesse avait enfoncé ses racines au plus profond de son âme et il n'arrivait pas à les rompre. Quand bien même, il ne souhaitait pas qu’Ayanna pensât que le sujet était tabou et se ressaisit.

« Comme pour maman, oui. »

Ils restèrent l’un contre l’autre un instant en silence pour honorer sa mémoire.

La seconde chambre, celle des grands-parents de Maï, était plutôt en bon état : pas de fuite marquée au plafond et le plancher ne grinçait pas.

L'après-midi, Maï continua seul son tour du propriétaire. Ayanna était partie explorer la clairière et ses chalets dont il ne restait qu’un ou deux pans de murs. Face à la masse d’ouvrages, il lui faudrait prioriser les tâches. Seule la salle d’eau avait été épargnée par les affres du climat.

Avant tout, Maï devaient se procurer des outils. Il fouilla les chalets les moins délabrés et en appela à ses dons de bricoleurs pour ceux qu'ils n'avaient pu trouver. Bref, si tout se déroulait comme il le prévoyait, peu d’obstacles lui barreraient la route pour réaliser ses projets. Néanmoins, une donnée restait incontrôlable : le temps. Et par « le temps », il se référait autant à la prochaine saison qu’à celui qui lui était compté. S’il avait choisi de partir à cette période, c’était surtout parce qu’il avait anticipé ces nombreux labeurs. Il n’avait que l'été pour tout achever car le second mois de la pluie ne se ferait pas attendre.

En plus des travaux, il leur faudrait prévoir leurs réserves pour le long hiver de six mois qui suivrait cette période pluvieuse. Ses souvenirs à propos des lieux étaient flous. Après tout, il les avait quittés alors qu’il n’avait que quatre ans : quels coins pour la chasse ? La rivière gelait-elle avec l’arrivée de la neige ? Quand cette dernière tomberait-elle ? Des questions auxquelles il devait absolument trouver des réponses trente ans plus tard.

Alors qu’il rejoignait leur chalet, les hautes herbes frémissaient au passage d’une petite tête et de bras tendus qui lui enserrèrent les jambes. Les réserves d’énergie de sa fille ne s’épuisait-elle donc jamais ? Elle le relâcha presque aussitôt, plaça ses poings devant son visage. Si sa réaction l’inquiéta, il fut rassuré quand il remarqua que ses pupilles scintillaient aussi fort que la surface de l’océan par une belle journée.

« Des shers... »

Il écarta ses mains de sa bouche :

« Des quoi ?

— Des cerfs ! Plein de cerfs ! »

L’excitation d'Ayanna ne connut plus de limites l’espace d’un instant. Elle sautillait, trébuchait sur les obstacles dissimulés, se relevait et recommençait le processus jusqu'à ce qu'ils fussent rentrés. La fillette n'avait pas fini de s'émerveiller car, en la saison, les troupeaux étaient nombreux à remonter vers le nord.

Maï, n’était pas certain de réussir à esquiver de nouveau les projectiles du poêle et s'attarda à le réparer. La cheminée semblait être bouchée plus haut et il lui faudrait passer par le toit pour remédier au problème. Au moins, l’air circulait suffisamment pour qu’ils pussent manger chaud ce soir.

Alors que le soleil titillait la cime des plus hauts sapins, le père alla rejoindre sa fille assise sous le porche du chalet.

« Dis, Papa, ça s’arrête où, chez nous ? »

Maï balaya d’un geste ample l’ensemble de la clairière.

« Tout ça, c’est chez nous.

— Même la forêt ?

— La forêt n’appartient à personne, Ayanna. Elle abrite tout un tas d’êtres très différents et qui vivent chacun à leur rythme.

— Est-ce qu'ils sont tous dangereux ?

— Non, ils ne le sont pas, du moment que tu ne te fâches pas avec eux et que tu les respectes. »

Il voulait bien sûr faire allusion aux grands prédateurs qui la peuplaient : les ours.

Toute l’énergie d’Ayanna s'évapora à mesure que la nuit s’emparait du ciel et elle s’endormit contre son père.

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