« C’est qu’ils n’ont pas d’arbre, les oiseaux, à Minespoir… »

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Les matins qui suivirent, Maï se leva aux aurores. Son petit-déjeuner à peine avalé, il s’attelait déjà aux nombreux travaux. Il n’avait pas été difficile d’occuper Ayanna. Sa fille l’accompagnait quoi qu’il entreprenait : elle l’avait aidé à choisir et à ramasser du bois pour construire des outils — comme une échelle —, fauché plusieurs tas de hautes herbes qu’il avait stockés sur les poutres apparentes de leur chalet pour les faire sécher. Elle avait même participé à la préparation des repas, quelque-peu maigres. En ce jour, la fillette récurait chaque pièce pour qu'elles devinssent vivables. Après avoir aidé sa fille à sortir les bâches, Maï grimpa sur le toit. Il avait déjà arraché les planches pourries et, pour pallier à son manque de matériel, les remplaçait avec celles qu'il avait trouvées autour des chalets en ruine. La petite voix d'Ayanna — qu'elle poussa aussi fort qu'elle le put pour qu'il la perçût entre deux coups de maillet— l'interrompit dans sa tâche : l’herbe stockée était enfin sèche.

Maï grimpa sur la poutre grâce à son échelle et fit basculer les fagots en prenant soin d'éviter sa fille postée dessous. À son tour, elle les traîna dans chacune des chambres et les posa sur les sommiers. Ils ne leur restaient qu’à les couvrir d’un drap.

Après avoir passé plusieurs nuits à dormir sur le canapé, la fillette explosa de joie quand elle découvrit qu'elle retrouverait un lit digne de ce nom.

« C’est laquelle ma chambre, Papa ?

— Celle avec le grand lit !

— Mais et toi, Papa ?

— Un petit lit me suffira.

— Ton corps débordera de partout ! »

L’un des murs de ladite chambre était mitoyen à celui du poêle et, a fortiori, mieux chauffée. Peu de souvenirs de cette époque lui restaient mais, si l'un d'entre eux subsistait, c’était celui des nuits froides des longs hivers, lors desquelles Nesta et lui collaient leur lit pour se tenir chaud.

Maï profita de la journée pour installer des petits réservoirs en bois — qu’il avait sculptés au couteau — contre plusieurs troncs de pins afin de collecter leur résine. Cette dernière lui servirait de colle ou bien de base pour fabriquer de nouvelles bougies. Par la suite, elle lui servit aussi à lier des morceaux de verre retrouvés ci et là pour réparer la fenêtre de la cuisine. Le résultat plut beaucoup à Ayanna, qui imaginait un tas d’histoires se construire au sein de la mosaïque. Quant à Maï, il pensa à leurs réveils qui ne seraient plus brusqués par l'air glacial du petit matin.

Après une semaine de travaux, les bâches couvraient encore le toit par endroits. Impressionnée par le vent nocturne qui les soulevait et aplatissait, Ayanna rejoignait son père. Maï était ravi de constater qu'elle commençait à rompre son habitude de s'isoler.

Le temps était venu de renouveler les réserves de nourriture. Maï saisit la bâche qui couvrait la charrette et y découpa plusieurs carrés qu’il cousit les uns aux autres pour former un sac. Il ajouta deux bretelles, dont il ajusta les longueurs, et utilisa une cordelette qu’il glissa dans des trous pour le fermer. Une longue gourde en cuir vide ainsi qu’une bobine de corde inaugurèrent le sac. Maï fixa son couteau gainé dans son étui à sa ceinture en cuir et la serra autour de sa taille. Ayanna qui, un peu plus loin, étudiait le comportement d’une grenouille, remarqua son père sortir du chalet et le rejoignit. La fillette s’intéressa au sac à dos de son père qui, elle en était sûre, n’existait pas un peu plus tôt. Elle devina qu’il devait l’avoir conçu lui-même et lui adressa un regard admiratif. Maï lui sourit, l'invita à saisir sa main et ils se dirigèrent vers la rivière, un peu plus au sud.

Sur leur chemin, Ayanna tressaillait à chaque fois qu'une feuille bruissait ou qu'une brindille craquait. Son attitude surprit son père car, depuis qu’ils avaient quitté la ville, elle n’avait éprouvé que de la curiosité pour ce nouveau milieu de vie. Il avait même été subjugué par la capacité d’adaptation de sa fille.

Aujourd’hui, pour la première fois, il l'effrayait. Ayanna réalisait que tous ses repères étaient faussés au sein d'une forêt. Sa forêt à elle n'avait été qu'une suite de bâtiments de briques beige importées, montés sur plusieurs étages. Dans son ciel, seuls des débris brûlés volaient parmi les nuages noirs, qui s'étalaient au gré du vent par-dessus les usines. Même les oiseaux les plus courageux ou affamés ne se risquaient pas à approcher. Ayanna découvrait un autre monde aux côtés de son père, où la nature prédominait tout l’environnement ; où les Hommes ne creusaient pas jour et nuit, dans l’espoir d’extraire assez de minerai pour pouvoir nourrir leur famille.

Maï laissa filer ses pensées au fil de leur marche. Il se figura que sa femme n'aurait peut-être pas succombé à sa maladie s’il l'avait emmenée sur ces terres. Après tout, leur spiritualité avaient rendu à Ayanna toute son énergie alors qu'elle était à bout. Bien sûr, l'épuisement de sa femme n'était pas dû qu'à son travail à la mine. Sa générosité lui avait aussi beaucoup coûté. Son temps libre, elle l'avait passé à soigner ceux qui n’avaient pas accès à l’hôpital de Minespoir. À savoir les esclaves, les pauvres et les personnes âgées. Jamais il n'avait songé à l'empêcher de rejoindre leur chevet à l'époque. Comment aurait-il pu, alors même que son visage rayonnait quand elle était à leurs côtés ? Elle avait servi nombre de communautés et elle avait toujours considéré qu’aucune d’entre elles ne lui dussent quoi que ce fut. Maï se souvenait de ses cernes, profondes, lorsqu’elle rentrait de ses visites, après avoir exercé sa médecine alternative et éreintante auprès du shaman... Et de sa peau bronzée, toujours couverte par la suie des mines, qu'elle effaçait des joues d'Ayanna lorsqu'elle l'embrassait.

Maï fut rappelé à la réalité lorsque sa fille lui lâcha la main et se précipita au bord du fossé duquel s’échappait le bruit d’un cours d’eau. Ils n’avaient plus qu’à descendre en contrebas. La fillette n’attendit pas son père et dévala la pente, jusqu’à arriver au pied de la rivière. Maï la rejoignit lorsqu'il eut trouvé assez de petit bois sur son chemin. Sa fille était absorbée par la surface de l’eau bercée par le courant, parfois troublée par les sauts de quelques truites. Il sortit la bobine de fil du sac, son couteau de l’étui et relia les bouts de bois entre eux.

« Qu’est-ce que tu fais, Papa ?

— Ca y est, tu n’as plus peur ?

— Je n’avais pas peur ! J’ai juste été surprise…

— Par les oiseaux dans les arbres ?

— C’est qu’ils n’ont pas d’arbre, les oiseaux, à Minespoir… »

C’était que les volatiles n’étaient pas non plus nombreux, à Minespoir.

« Et donc, tu fais quoi ?

— Une nasse. Enfin, j’essaye.

— Ça sert à quoi ?

— À attraper le dîner…

— Mais ils seront vivants ?

— Il faut bien avoir été vivant à un moment pour mourir.

— Je sais bien, je ne suis pas bête ! Mais… »

Maï s'était attendu à ce qu’après avoir passé des années à accueillir la nourriture toute prête dans son assiette, attraper son repas dans la nature et le tuer pouvaient lui paraître aussi saugrenu que cruel. Mais il restait quelque-peu déçu de son manque d’enthousiasme. C’était sans compter sur son appétit, qui ne tarda pas à balayer sa morale de citadine. Ayanna déglutit par deux fois des gorgées de salive en pensant aux mets succulents qu'ils mangeraient.

« Je peux essayer, moi aussi ?

— Il faudra que tu me laisses couper la corde. Tu es sûre de vouloir participer ?

— Juste les construire. »

Des comptines et des airs anciens accompagnèrent leurs gestes qui devenaient de plus en plus précis. Une fois terminés, Maï vérifia la solidité des pièges de sa fille qui, absorbée par l’apprentissage de nouvelles connaissances, avait reproduit chacun de ses gestes. Puis il avança dans l’eau, non sans frissonner, et attacha les cordes des cages à des rochers pour les récupérer facilement.

Il leur fallait maintenant patienter. Et Ayanna détestait patienter. Après un long silence ponctué de souffles impatients, la fillette le rompit, bien décidée à ce que son père l’aidât à s’occuper :

« Dis Papa, tu penses que maman est contente qu'on vienne lui rendre visite ? »

Il ne comprit pas très bien sa réflexion. Surtout qu’elle avait compris d’elle-même la situation.

« Pourquoi dis-tu ça ?

— Eh bien… On vient voir la rivière, comme maman. »

Maï eut l’impression qu’on lui porta un coup au cœur et il sentit les larmes lui monter aux yeux… qu’il s’empressa de ravaler pour répondre à sa fille.

« C’est vrai, Rivière, comme maman.

— Tu crois qu’elle nous entendra si on chante ses chansons ?

— Peut-être ! »

Elle entonna alors tous son répertoire et dansa au rythme des chants, jusqu’à ce que les nasses fussent pleines. Maï les sortit alors de l’eau et les plaça dans le sac à dos.

« Il est temps de partir, Ayanna.

— Dis, Papa, pourquoi tu ne pêchais pas quand on était en ville ?

— Les poissons n’aiment pas beaucoup la rivière qui borde Minespoir.

— À cause des mines ?

— C’est bien ça.

— Mais on mangeait grâce aux mines, non ?

— Oui, le travail nous permettait d’acheter ce qu’il nous fallait. On y va ? »

Il ne voulait pas s’attarder sur ces tunnels et trous sans fin emplis de souffrance.

« Je préfère la pêche ! »

Elle se tourna vers la rivière et, de son plus beau sourire, salua :

« À bientôt, Maman ! »

Finalement, pour Ayanna, la forêt n’était pas un lieu d’épreuves, mais de découvertes.

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