« Papa ! Tu entends les esprits ? »

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Cette forêt sombre, Maï ne la connaissait que trop bien. Il se rappelait des journées entières à y errer avec son grand-frère, ses parents. Pour la première fois, il s’éloignait seul du village, accompagné par la peur de s’attirer le courroux des esprits. Les troncs si longs semblaient toucher le ciel et l’isolaient, le désorientaient. D’ailleurs… comment s’était-il retrouvé ici ? Il avait perdu Nesta parti… avec les autres enfants… et… s’était-il égaré ? Avait-il suivi quelque-chose ? Sa mémoire défaillait.

La nuit tomba d'un coup et les ombres dansaient autour de lui à la lumière grisâtre d’une lune presque absente. Seul, le garçonnet compta sur son instinct, qu'il savait infaillible, pour le guider.
Maï continuait d’errer parmi les arbres sur lesquels les feuilles ne voulaient plus pousser. Sans cesse, il se répétait la même question : « Qu’est-ce que je fais là ? ». Il marchait depuis des heures mais aucune brindille, aucune trace ne témoignait de son approche du village. Pire, il semblait s’en éloigner. Peut-être un détail lui avait-il échappé ? Et s’il faisait demi-tour ? Son cœur accéléra d’une traite lorsqu’il se retourna : ses empreintes de pas s’effaçaient. Maï releva la tête, et ce fut au tour des arbres d’être absorbé les uns après les autres par le néant. Son effroi atteint son paroxysme quand la pâleur de la lune, sa seule guide, se ternit… jusqu’à ne plus rien pouvoir distinguer. Le garçon tremblait comme une feuille, ses yeux écarquillés en quête d’une once de clarté, ses poils hérissés, ses lèvres cherchant le mot qui lui permettrait d’être retrouvé. N’y avait-il donc personne pour le sauver ? Ô esprit protecteur, ne pouvais-tu pas montrer la voie ? S’il te plaît… S’il te plaît… Maï ferma les yeux et espéra que le noir disparût. Lorsqu’il réunit le courage de les rouvrir, une maison apparut. La sienne. Quelle fut sa joie d’être rentré. Personne ne l’attendait sur le porche, mais il savait que quelqu’un se trouvait à l’intérieur. Il ne pouvait en être autrement. L’ombre de la terre le força à tâter le sol de son pied, à chacun de ses pas, pour s’assurer qu’il était bien solide.

Maï sauta sur le porche, poussa la porte.

Son foyer ne correspondait pas à ses souvenirs : plus aucun tableaux accrochés aux murs, un poêle vieilli et cabossé, une cuisine vidée et glaciale...

Maï poursuivit sa visite en ces lieux qu'il ne reconnaissait pas et passa la porte de la chambre de ses parents. À leur place, il trouva allongée une enfant inerte. Elle devait être plus âgée de quelques années. Il ne l’avait jamais vue, mais elle ne lui était pas inconnue. Ses longs cheveux noirs étaient soigneusement tressés en deux nattes. Sa peau de bronze semblait aussi douce que ses traits et ses mains croisées sur sa poitrine aussi grosses qu’une pomme de pin. Interloqué par son identité, il commença à la héler. Mais il resta sans réponse. Bien décidé à la sortir de son sommeil, il lui secoua le bras, et ses doigts se déjoignirent. Aucune réaction. Maï essaya de la tirer à lui et, quand il réussit, fut emporté par son poids et elle s’écroula sur lui. La robe de la fille était tâchée par la boue et la sueur et, maintenant qu’il l’observait de plus près, il remarqua qu’elle était griffée à la joue. Résultat d'une attaque de prédateur ? S’était-elle, elle aussi, aventurée seule dans la forêt ? Soudain, il perçut une berceuse, qu’il n’avait jamais écoutée mais dont il devinait chaque note et mot. L’Esprit Loup... ?

À la comptine se mêlèrent des rires de fillette. Maï connaissait cette voix, mais ne l’avait jamais entendue. Il se dégagea du corps et la souleva dans ses bras. Tout à coup, la chambre disparue et Maï se trouva à nouveau ceint par le néant. Des grognements féroces résonnaient, secondés par des hurlements et des galopades. L’inconnue ne se réveillait toujours pas et, il n'en cerna pas la raison, le garçon éprouva le besoin de la protéger. Bien sûr, la peur le saisissait. Il n’était pas de taille à affronter ces bêtes. Mais peu lui importait, il se devait d’être vaillant. Dans un élan de bravoure, il se leva, se posta devant la fille et hurla aussi fort qu’il le put. Sans surprise, les bêtes continuèrent d’avancer. Maï distingua la meute de loups qui ne leur laissait aucune échappatoire.

À peine le garçon eut-il le temps d’esquisser un geste que deux d’entre eux sautèrent sur la fille et lui enfoncèrent leurs crocs dans ses bras puis ils la trainèrent dans l’ombre. Ce ne fut qu’une fois disparue qu’il se souvint de son prénom… Rivière.

Saisi par une douleur à la poitrine, Maï se réveilla en sueur. Au bord de l’asphyxie, il se força à inspirer autant d’air qu’il le put, puis à stabiliser sa respiration. Ce cauchemar avait hanté jusqu’alors toutes ses nuits, le pressant de ne jamais relâcher son attention. Chaque jour, il guettait l’orée de la forêt par la fenêtre de la cuisine alors qu’Ayanna tentait de ressentir une présence néfaste. Chaque fois, il priait le protecteur de sa tribu dissoute pour qu’elle ne perçût rien. Impossible de savoir s’il avait été entendu, mais aucun autre assaut n'eut lieu. Au travers de la longue fenêtre de la cuisine, il hallucinait la silhouette d'un loup noir, rodant parmi les buissons à l’orée de la sombre forêt.

Ces trois derniers mois avaient renforcé leurs liens au travers de multiples épreuves : la faim, l’angoisse, la déprime… Maï avait néanmoins appris de ses erreurs et s'était démené pour ramener le sourire de sa fille sur son visage,dès que ce dernier s'effaçait. La période la plus rude de l’hiver était derrière eux et Ayanna l’avait surmontée avec brio. La détermination de sa mère, celle qui lui avait permis de triompher de sa fatigue, coulait dans les veines de leurs filles.

Par ailleurs, il n’arrivait pas à savoir si leur vie citadine manquait à Ayanna. Lorsqu'il évoquait le sujet, elle répondait simplement qu’elle souhaitait rester avec lui, dans cette forêt grâce à laquelle elle commençait à percevoir les corps des esprits. Toutefois, l’engouement qu’elle dégageait quand ils évoquaient certains souvenirs de Minespoir était aussi bien sincère.

Alors qu’il avalait d’un trait son verre d’eau, les rayons de soleil percèrent les cimes des arbres centenaires pour atteindre le tapis de neige couvert d’une couche de glace. Maï observa son reflet, coiffa ses cheveux mouillés par la sueur en une queue de cheval. Il essaya aussi de tirer ses cernes pour les faire disparaître… en vain. Somme toute, il se convainquit que son apparence importait peu par rapport à l'urgence de la nouvelle. Enfin le soleil daignait sortir de l'ombre qu'il laissait peser sur la forêt depuis quelques semaines.

Maï poussa délicatement la porte de la chambre de la fillette, dont les paupières tressaillirent. La veille, il lui avait promis de la réveiller tôt afin qu’ils pussent profiter de la première aurore ensemble. Maï s’assit au bord du lit, posa sa main sur son épaule :

« Allez, c’est le grand jour, Ayanna ! »

Elle marmonna et se réfugia de plus belle sous ses couvertures.

« Eh bien, pour quelqu’un qui était pressée de voir la première… »

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Ces simples mots suffirent à faire bondir la fillette hors de ses couvertures et à la mettre debout sur son lit :

« L’aurore ! L’aurore ! C’est l’aurore ! »

Amisa s’en retrouva presque éjecté de la couverture. Il répondit à la joie communicative de sa maîtresse et écarquilla ses yeux et sautilla avec frénésie autour d’elle. Maï lui tendit son manteau… dans lequel elle blottit son lapin après l’avoir enfilé, courut vers l’entrée, salua sa mère, chaussa ses bottes fourrées et se précipita dehors, pressant son père.

Sur le perron, il ramena un bocal de prunes confites dans du sirop. Ayanna fronça les sourcils, insatisfaite par la mince portion que son père lui servit. Sa mère les préparait chaque été, pour tenir l'hiver et il s'agissait d'un des derniers bocaux. Maï s’était refusé à les revendre avant leur départ de Minespoir, quitte à ce qu’il eut plus de charge à porter. Et Ô combien il ne regrettait pas sa décision quand le sourire de sa fille soulevait ses pommettes arrondies par les fruits.

« On en a de la chance, Papa. »

Le regard fixé vers le ciel, plus rêveur que jamais, Ayanna s’émerveillait de l’apparition des premiers rayons de lumière. Les cimes givrées étincelaient et le ciel se teintait de carmin. Parmi les branches d'arbres, dont le manteau d'hiver commençait à fondre, des gazouillis et des petits sifflements retentirent. La forêt s’éveillait dans un concert de chants d’oiseaux, lequel se mêlait aux glapissements, au bruit d’un frottement d’un élan contre un tronc... et bien d’autres qui témoignaient de la vie la parcourant.

« Papa ! Tu entends les esprits ? »

Maï se souvint des festivals interminables, perdurant parfois plus d’une semaine, lors desquels sa tribu en invitait d’autres pour pouvoir célébrer les esprits. Nombre de dates ouvraient le pont qui séparait le monde de ces derniers de celui des vivants, et tous étaient fêtés. Jusqu’à maintenant, incapable de les percevoir, il avait trouvé ces festivités anecdotiques et la tradition ne s'était pas perpétrée au sein de sa famille. Mais, maintenant qu’Ayanna le soulignait, l’éveil de la forêt était bien un jour de fête et ils devaient être nombreux à venir leur rendre visite.

« Penses-tu qu’ils veulent qu’on les célèbre ?

— Non ! Enfin, je ne sais pas... Les voix résonnent, mais je ne les comprends pas bien. »

Elle cacha sa bouche, embarrassée et déçue de ne pas percevoir leurs appels de manière plus audible. Jusque-là, elle avait appris à communiquer avec eux, à sa façon. La tête penchée en avant, ses cheveux ne laissaient dépasser que le bout de son nez. C'était l’occasion parfaite à Maï d’aborder le sujet :

« Et si on allait voir un shaman à Minespoir ? Il pourra t’apprendre tout ce que tu as à savoir.

— À Minespoir ? »

Ses cheveux basculèrent en arrière et dévoilèrent ses yeux écarquillés. À dire vrai, leurs provisions de base, comme la farine, le café... — tout ce qu’ils ne pouvaient pas produire — étaient presque épuisées. Néanmoins, l’excitation laissa sa place aux doutes, que les ridules de son front trahissaient :

« Mais on ne peut pas faire toute cette route juste pour le rencontrer, non ?

— Tout ira bien. Et puis…

— On ira chercher à manger ? »

Maï caressa la joue de sa fille et laissa glisser ses doigts le long de ses cheveux. Il acquiesça et la serra contre lui. Il était reconnaissant envers sa fille d’être aussi responsable. Bien sûr, il aurait préféré qu’elle eût voulu s’y rendre pour ses propres préoccupations plutôt que pour celles du garde-manger.

« C’est moi qui suis chanceux de t’avoir. »

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