Chapitre 1: Une nuit fatidique

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Nous sommes le 4 Décembre 2019 à Tokyo, dans le quartier des lumières de Kabukicho. Dans cet endroit dédié au divertissement, ce 4 décembre me paraît une nuit comme les autres; après une journée d’affaires, il est temps de se réconforter avec un karaoké dans mon bar préféré, ma voix de crooner abreuvée bien sûr par un prestigieux champagne français. Dehors, en cette nuit d’hiver, une pluie battante arrose les milliers de piétons de Kabukicho, vaquant à leurs occupations. Toutefois… Je n’ai pas une goutte sur moi. Pas que j’ai un parapluie, enfin, pas exactement : On me porte mon parapluie. Je suis Masaru Uchiyama, le capitaine du clan yakuza Tokuda. Je suis un pilier dans le monde du crime Japonais. En cette circonstance, de loyaux sbires me facilitent la vie : Envie d’un cigare ? Ils me l’allumeront. Besoin de s’essuyer ? Ils m'apporteront une serviette. Une saleté sur mon costard ? Hors de question que je l’époussette, c’est à eux de le faire. Ce ne sont que d’infimes exemples des rapports de forces entre un patriarche yakuza et ses kobun. Mais ne pensez pas, par cette description pragmatique, que je suis tel un tyran pour mes sbires. C’est l’inverse : je suis leur Oyabun, leur père. Ils me jurent loyauté avec joie, et en retour, je fais en sorte de leur donner une vie prospère à eux aussi. Car après tout, j’ai dû aussi passer par cette case du simple sbire. Mais par une volonté de fer, et surtout, une loyauté envers mes supérieurs, je suis moi même devenu propriétaire de ma propre famille yakuza, la famille Uchiyama. Ceci, après des années de labeur, la patience est une valeur clé chez nous. Et mon travail a payé: mes hommes m’acclament en cette soirée de fête. Ils scandent pour une nouvelle chanson :

“Uchiyama-Oyasan! Une autre!”

Je leur fait un léger sourire, et me lève lentement du canapé du bar. Je boite, légèrement ivre après quelques verres de champagne. Un de mes hommes, chargé de rester sobre, me guide vers le jukebox pour choisir une chanson. Je hoche la tête pour le remercier, et l’ordonne de veiller à ce que mes autres hommes ne mettent pas le bar sans dessus-dessous. Il s’incline, et donne immédiatement une pichenette à un de mes yakuzas ayant renversé du champagne sur la moquette. Je ricane bêtement. C’est toutefois ce que je lui avais demandé, alors bien joué à toi, Nakatani. Finalement, je choisis une chanson à l’eau de rose à interpréter au karaoké. Je titube, et attrape le micro pour articuler les paroles à l’écran. Ivre, je bégaie et hoquette. Mes hommes se retiennent de rire, mais moi même, je me rends bien compte d’à quel point leur boss a l’air ridicule. Je rigole doucement, et leur fait signe

“N-Nan, nan, soyez sérieux, les gars! C’est ma préférée, celle-là, en p-plus! Hic!”

Ils se turent, et j’avance pour réessayer de prononcer le deuxième couplet, ayant raté le premier. Alors que je me retournais pour voir ce qu’il y avait à l’écran, je glisse et tombe par terre à cause de mon ivresse. Plusieurs sbires m'aident à me relever, alors que toujours aussi béat, je chantais

“Pourquoi pleures-tuuuuu ? Mais quel idiot…”

Je m’esclaffe, postillonnant sur les deux yakuzas m’ayant relevé. Presque immédiatement, un rire collectif s’empara de la salle. Telle est la vie de Yakuza : luxe, alcool, fête, rire … Enfin, c’est en ce qui concerne les avantages de la vie de gangster japonais. Je suis très vite rappelé à mes devoirs: Un de mes hommes m’apporte mon smartphone, vibrant. Il s'agissait d'un appel entrant de mon patriarche, Makoto Tokuda. Même moi, je dois répondre à une autorité supérieure, et hors question de prendre cet appel en état d’ébriété. Je respire profondément, et mes sbires se turent immédiatement d’un geste de la main. Je réponds :

"Tokuda-Oyabun. Vous avez besoin de moi ? Je suis prêt.”

D’une voix rauque, presque mystérieuse, mon patriarche évoque une requête :

“Uchiyama, mon garçon, je dois te parler. Retrouve moi sur le port, seul.”

Il raccroche. Un appel expéditif, mais si tel est le souhait du patriarche, je m'exécute. Je prends ma veste grise en écailles de serpent, et resserre ma cravate bleue marine. Je recoiffe mes courts cheveux noirs d’un coup de peigne, et remets le col de ma chemise noire. Enfin, je m’assure que les lacets de mes mocassins bruns soient attachés. J’annonce à mes hommes que la fête est finie. Sans retranchements, ils me suivent et nous sortons. La pluie s’était arrêtée pour laisser place à un ciel gris, emplie d’une atmosphère lourde, pesante. Le brouhaha des rues de Kabukicho ne m’empêchait pas de me concentrer sur la nature de cet appel. La lune se faufile pour un bref instant hors des nuages et illumine mon visage pensif, alors qu’enfin, nous arrivons en bas de la rue. Face à un intense trafic, mes sbires essayent d'héler un taxi . Un chauffeur s’arrête immédiatement, reconnaissant le badge du Clan Tokuda. Le taxi se gare, et le loyal Nakatani ouvre ma portière. Je dis doucement à mes hommes :

“Rentrez au QG. Je dois y aller seul. Ordre du patriarche.”

Ils s’inclinent et me ferment la portière. J’indique au chauffeur.

“Le port de Tokyo, s’il vous plaît.”

Le taxi se met en route. Je joins mes mains et penche la tête, me demandant ce que cette réunion avec mon patriarche me réserve. Je soupire longuement, alors que les lumières des milles et une enseignes de Tokyo éclairent une partie de mon visage. Peu à peu, ces lumières nous quittent, indiquant que j’arrivais au port de Tokyo. À cette heure, il n’y avait personne, à part, dans l’obscurité, la silhouette de mon patriarche se tenant face à la mer. Je sors du taxi et règle le trajet. Du brouhaha de Kabukicho, nous sommes passés à des bruits bien plus naturels. Le vent frais de décembre caresse nos deux corps d’un frisson, tandis que le ressac chante sa berceuse nocturne. Le bruit de mes pas vient rompre cette harmonie naturelle. Je m’approche de Tokuda, qui se retourne en m’entendant. Il me salue :

“Uchiyama. Tu es là…


- J’ai fait aussi vite que j’ai pu, Tokuda-Oyabun ! Je hoche la tête et m’incline aussi bas que je le peux. Le chef yakuza se mit à faire les cents pas, et respira de manière presque énigmatique. Il porta les doigts à sa barbe :


- Je comprends, ne t'en fais pas. Je te remercie d’avoir fait tout ton possible pour venir ici, mais aussi pour le clan en général.


- Euh … B-Bien sûr ! C’est un plaisir de vous servir !”


Je reste incliné, surpris. Makoto Tokuda, malgré sa position de numéro 1 dans le monde du crime japonais, était un homme incroyablement sage et bienveillant. A mes yeux, c’est ce qui le démarque de tout les caïds et autres brutes parmi les yakuzas. C'est mon modèle, ma raison de vivre. Sa sagesse est mon inspiration, et c’est principalement en l'honneur de cette sagesse que je traite mes sbires aussi chaleureusement. Tokuda sourit et dit doucement :

"Toujours aussi modeste…

Bizarrement, mon patriarche n’en venait pas au fait. Malgré sa sagesse, c’est aussi quelqu’un de très direct. Je l’ai toujours connu ainsi. Ses ordres sont clairs et concis, ce qui laisse place à une exécution optimale… Il continue :

Uchiyama, approche toi.

J’avance à ses côtés, face à la mer. Il sort un cigare de sa poche. Immédiatement, je sors un briquet de la mienne, et m’incline pour le lui allumer. Je couvre la flamme de ma main pour éviter que la brise ne l’éteigne, et le cigare prend feu sans accroc. Il commence à fumer, et me dit autre chose :

Regarde la mer, mon garçon. Que vois-tu?"

Je hausse un sourcil, toujours aussi surpris. Mais je répond honnêtement :

- Je vois… Quelque chose de calme, d'apaisant. Je ne sais pas vraiment ce que cette discussion nous réserve, mais… Cela reste un privilège immense que vous m'ayiez appelé pour confier vos pensées. Alors, quoi que ce soit qui vous turlupine, j’accepterais la mission, je relèverais le défi en votre nom!

Tokuda rit doucement, pour finalement s’esclaffer

- Hahaha! Modeste, mais aussi toujours prêt à en découdre! Je t’ai toujours connu comme ça, Uchiyama… Tu es hargneux, fougueux, mais toujours respectueux envers les aînés. Sans compter ton sens de la justice et de l’honneur… Même si parfois, comme un pendule, tu as du mal à rester en place, ou l’inverse: Tu te charges l’esprit de pensées nuageuses... Tu es ce qu’il y’a de plus proche d’un Yakuza parfait. Aucune surprise que tu sois mon capitaine…

Je rougis légèrement, et me gratte la tête :

- Parfait? N'exagérez pas, je ne suis rien sans vous! Vous m’avez tout appris!

Il hoche la tête, mais dit d’un ton bienveillant

- Et pourtant… Je t’ai accordé la création de ta propre famille. Tu es quelqu’un de glorieux, Uchiyama. Malgré cela, tu as du mal à te détacher de ton humilité de Kobun… J’avais le même esprit, quand j’étais tout en bas de l’échelle… Je me disais que tout ce que je savais venait de mon père, Shintaro Tokuda. Il a fondé ce clan après la seconde guerre mondiale. T’ai-je raconté son histoire, mon garçon?

Je fais non de la tête

- Non, mais, je serais ravi de l’écouter!

Il sourit :

- Alors écoute bien. Shintaro Tokuda était un rescapé de la catastrophe d’Hiroshima, en août 1945. Malgré la tristesse, la ruine autour de lui, ses proches décédés, il s’est relevé, et n’a pas laissé la peine le submerger. Il a redoublé de ruse, mais aussi de force pour apprendre les ficelles de la vie de yakuza. Il a emménagé à Tokyo, et a inculqué la discipline à un bon nombre de racailles pour les rallier à sa cause. Shintaro Tokuda voulait construire un empire, “plus prestigieux qu’Hiroshima elle-même", disait t-il. Ainsi s’est t’il séparé de ses liens mourants d’Hiroshima pour en constituer à Tokyo. Le clan Tokuda, un nouveau départ pour mon père. Ce clan à bientôt 75 ans, et tel une fleur, il a complètement éclos… Mon père a fait le plus gros du travail. Il a constitué sa richesse lors de la bulle économique, et en 92, à sa mort, j’ai pris les rênes du clan. Je n’avais que 32 ans, et un nouveau défi s’est imposé face à moi: la loi antigang, qui a sévèrement handicapé les occupations yakuza. Mais regarde ce que j’ai fait de ce clan aujourd’hui… Vois tu la leçon à retenir de son histoire, mon garçon?

Je réfléchis pour ne pas le brusquer. Toutefois, cette histoire est émouvante et passionnante. Je dis alors

- Que même face à l’adversité… Un homme, non, un Yakuza digne de ce nom se relèvera et se fera encore plus puissant de la ruine qui l’entoure!!

Tokuda s’esclaffe d’un rire joyeux, et sourit

- Tout juste! Je suis ravi que tu aies prêté attention à mon histoire.”

- C’est naturel!

Tokuda continue à faire les cents pas, derrière moi, et je l’entends sortir un objet de sa veste

- Uchiyama... J’ai vraiment apprécié cette discussion. Tu es un brave Yakuza. Ça m'a fait plaisir de te parler une dernière fois… Avant de te faire mes adieux.

Je me retourne, et aperçois un objet argenté se distinguant dans sa main. Je comprends avec horreur qu’il s’agit d’un pistolet, pointé vers moi. Impossible… Une trahison? Un coup monté? Je ne peux qu’entrouvrir ma bouche et instinctivement tendre les mains pour les lever en geste de soumission, les yeux rivés sur le canon de l’arme. Tokuda soupire, et le garde braqué sur moi

Je souhaite que tu puisses comprendre; mais… Tu dois mourir.”

Sa voix avait un ton dévasté, désespéré. Il voulait… Se débarrasser de moi? Mon cerveau réfléchit à toute vitesse, submergé par la panique. Il est impossible qu’il veuille me tuer, pas après la discussion que nous venons juste d’avoir. Je connais Tokuda depuis 20 ans, j’ai commencé en étant un sbire dévoué pendant 10 ans, j’ai été son lieutenant pendant 5 ans, son capitaine pendant 5 autres années. Et pourtant… L’impensable, l’irréel, se déroule en cette nuit froide… Je refuse de le supplier, et accepte avec dépit ma sentence. Si tel est le souhait du patriarche que de me voir mourir, alors, je dois obéir… Mais je reste convaincu que quelque chose n’allait pas...

Ainsi, un premier coup de feu interrompt ma supplique. Un râle de douleur est tout ce qui sort de ma bouche, alors que je porte ma main sur ma chemise gorgée de sang. Un deuxième coup de feu retentit, en plein dans mon torse. Mon regard vacille, et tout ce qu’il voit est l’image de mon patriarche, immobile, le pistolet toujours en main. Il ne disait rien. Tout ce qui comblait le silence était le vent funeste et le ressac lugubre, derrière moi. Je tombe progressivement en arrière, vers la mer. Tel un glas funèbre, le plouf des océans accueillant mon corps meurtri de deux impacts écarlates fut le dernier bruit que j'entendis, avant que les bras du ressac m'emportent vers ma mort imminente... C’était la fin de Masaru Uchiyama…

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