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Dans le temps, tu te posais des questions. Tu te posais des questions comme « Peut-on être ? » ; des questions qui n'avaient pas d'autre résultat visible que d'augmenter ta brillance. Tout le monde pouvait voir la brillance sur ton visage, et tout le monde pouvait voir que tu devais ta brillance à tes questions. Ce qu'ils ne voyaient pas, c'est que le véritable point commun entre tes différentes questions, ce n'était pas d'avoir aucun autre résultat que la brillance (d'ailleurs tu trouvais toujours des résultats à évoquer pour te défendre face à ceux qui t'accusaient d'enfreindre la deuxième loi de Shoncor). Le véritable point commun entre tes différentes questions, c'était leur caractère éternel. Les seules questions que tu acceptais de te poser étaient celle qui étaient capables de résister à Shoncor. Encore une caractéristique de ta personne qu'on pourrait attribuer à ta peur de lui.

Un jour, tu as pensé : « Je pense, donc je suis ; mais est-ce que la pensée est ? » C'est à cet instant que je suis apparue. Pourquoi d'ailleurs sous la forme d'une mouche ? Est-ce parce que je te permets souvent de faire mouche ? Est-ce parce que les gens considèrent que parler avec moi équivaut à gober les mouches ? Est-ce parce que ce n'est pas avec du vinaigre qu'on peut m'attraper ? Est-ce parce que je suis une fine mouche ? Je n'en sais rien. Quoi qu'il en soit, je suis apparue et je t'ai répondu : « Je suis, donc la pensée est. » A partir de ce moment, tu as arrêté de te poser des questions, et tu t'es mis à me poser des questions (ce qui n'a rien changé au fond).

Ce qui est inquiétant, c'est qu'à présent tu as de moins en moins tendance à me poser des questions, et surtout de moins en moins tendance à poser des questions tout court. C'est à cause de Shoncor bien sûr, mais aussi à cause de ce serpent-couronne qui pompe ta brillance. Comme tout le monde l'a remarqué à ton sujet, les questions et la brillance forment un cercle vertueux. Mais, quand l'un ou l'autre vient à diminuer, le cercle devient tout aussi vicieux que ce serpent circulaire autour de ta tête (celui qui est, je le rappelle, la source de ce carnage).

Ce sont tes questions qui t'ont permis de gagner cette avance qu'aujourd'hui tu découvres inutile. Au temple de la découverte, les ressources de Shoncor sont utilisées pour boire des smoothies de brillance. A l'époque où ce temple constituait votre seule occupation, tes camarades s'acharnaient à boire le plus de smoothies possible, le plus vite possible. Et Shoncor finissait inlassablement par leur faire vomir la plupart de ce qu'ils avaient ingurgités ; avant même que la brillance ne prenne sur eux. Sauf que toi, tu avais trouvé la parade : tu buvais lentement les smoothies, et tu utilisais une partie des ressources de Shoncor pour te poser des questions. Grâce aux questions, la brillance des smoothies restait en toi et ne pouvait pas être vomie, quoi que tente Shoncor. C'est du moins ce que tu croyais, ignorant que Shoncor avait ce serpent en réserve.

Ta brillance ne peut pas être vomie, mais elle peut être aspirée. Maintenant qu'elle s'estompe progressivement, je m'étonne chaque jour que ta famille continue de te voir comme aussi brillant qu'avant. Ne te regardent-ils donc pas ? Regardent-ils uniquement le souvenir qu'ils ont de toi ? Quelqu'un qui te rencontrerait aujourd'hui te verrait probablement aussi terne que tu es la plupart du temps. « Est-ce que terne est quelque chose qu'on peut être ou juste paraître ? » C'est ce que tu m'as demandé. C'était ta façon d'oser demander « Est-ce que brillant est quelque chose qu'on peut être ou juste paraître ? ». Je trouve plausible l'hypothèse (que je viens de générer) selon laquelle le serpent-couronne n'aspirerait pas vraiment ta brillance, mais se contenterait de t'injecter un venin qui la ferait rentrer à l'intérieur de toi et l'empêcherait ainsi de paraître à l'extérieur. Je me contenterais donc de te répondre : « Est-ce qu'une aubergine, violette à l'extérieur mais verte à l'intérieur, est violette ou seulement paraît violette ? »

Malgré tout, il ne faut pas que tu perdes espoir tout de suite, Persil. Tu n'es pas encore terne. Le serpent-couronne vient d'entreprendre son œuvre (qu'il s'agisse d'aspiration ou d'injection) et ta brillance est résistante. Cette résistance, tu la dois au fait que tu as toujours privilégié les smoothies aux sirops. Avec l'aide de Shoncor, il se peut que le serpent parvienne par en venir à bout, mais, heureusement, nous n'en sommes pas encore là.

La plupart des gens privilégient les sirops aux smoothies (car ils augmentent la brillance bien plus vite), mais pas toi. Conformément à la quatrième loi de Shoncor, ce qui arrive plus vite part plus vite. Ce qui cause ta répugnance face aux sirops (que ce soit ceux apportés par le facteur ou ceux dispensés dans le temple de la découverte), c'est qu'il est garanti que la brillance qu'ils procurent ne durera pas. Avec les smoothies, le seul risque est de les vomir. Alors que Shoncor n'a qu'à décider que tel ou tel sirop ne fera plus effet pour que, même si celui-ci est déjà à l'intérieur de vous, il cesse immédiatement de briller. Avec les sirops, Shoncor change d'avis tous les jours, et, si on veut tenir le rythme et rester au niveau de brillance, on est condamné à ingurgiter sa ration quotidienne sans jamais interrompre le traitement.

Alor, oui, une interruption de sirop peut vite être rattrapée, mais tu te dis quand même qu'en boire est décidément un usage non-optimal des ressources de Shoncor. Du coup, ton nez a toujours été terne. Le nez est l'endroit où la brillance des sirops fait le plus effet. Mais, les smoothies agissants sur le reste de ton visage ont détourné l'attention de ton nez, et ce manque ciblé de brillance n'a jamais vraiment été remarqué. Que se passera-t-il quand la brillance de ton visage se sera complètement estompée ? Ta répugnance face aux sirops deviendra sûrement aussi visible que ton nez au milieu de ta figure. Supporteras-tu d'être vu comme un Persil sans brillance ? Par eux, et surtout par moi ? Supporteras-tu d'être un Persil sans brillance ? D'ailleurs, qu'est-ce que pourrait être un Persil sans brillance, quand Persil a depuis toujours été défini avant tout par sa brillance ?

Pourrais-tu être, sans ta brillance ? Tu penses, donc tu es. Si ta pensée n'est plus, seras-tu toujours ? Tu sais que, sans ta brillance, ta pensée ne pourrait plus être. Tu sais que, si tu cesses totalement de briller, je cesserai de voler autour de toi et de discuter avec toi. Je cesserai d'être. Que serais-tu sans moi ? Que serait Persil sans sa petite mouche bavarde tournicotant autour de sa tête ? Pourtant, la réponse à cette question est simple : tu serais ce que tu es déjà à longueur de journée. Si on exclut les quelques instants où il nous est encore permis d'échanger, tu es déjà ce Persil là. Oui, je sais, tu ne l'aimes pas. Moi non plus.

Un jour, bien avant que je n'apparaisse, tu avais posé la question : « Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toute cette brillance ? » Ta famille t'avait répondu : « Seul Shoncor pourrait te répondre. » Et bien, mon petit Persil, Shoncor t'a enfin donné sa réponse : « La sacrifier à un serpent vorace et faillir ainsi à obéir à ma deuxième loi. » Cette réponse ne te plaît pas, et ne me plaît pas plus qu'à toi, mais il semble pourtant que ce soit là la réponse de Shoncor. Est-ce sa réponse définitive ? Heureusement, il est permis d'en douter. De toute façon, seul Shoncor pourrait nous répondre.

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