G

6 minutes de lecture

Grâce à ton initiative de ramener ton serpent-couronne à la maison ce soir là, tu as pu, le lendemain, bénéficier d'une bonne journée. Ce que tu considères comme une bonne journée, c'est une journée où tu n'as pas à gérer des pseudo-urgences et où tu peux te concentrer sur des tâches plus gratifiantes et moins stressantes. Au final, je ne sais pas si c'est parce que cette soirée avec le serpent t'a permis de traiter un certain nombre de cas qui n'ont plus été dans tes pattes le lendemain, ou parce que cette soirée avec lui t'a permis de te rendre compte à quel point regagner de la brillance était en train de devenir plus urgent que tout le reste.

Mon hypothèse, c'est que tu n'as pas supporté le regard que ta famille à porté sur toi. Cette idée que tu as tellement plus à apporter que ce que tu produis actuellement, tu la partages complètement avec eux. Tu as eu besoin de leur prouver quelque chose, de te prouver quelque chose, de me prouver quelque chose ; de prouver au monde quelque chose. Et, l'espace d'une journée, tu as eu un regain d'espoir, une lueur sur ton visage. Tu as vraiment cru que c'était possible. Tu as tenté de t'extraire des tâches habituelles, celles pour lesquelles on t'emploie, celles qui te pèsent tant et qui tuent chaque jour un peu plus ton sens de l'identité. Tu as tenté de t'en extraire en proposant quelque chose de mieux, pour toi comme pour la clairière. Tu as vraiment cru qu'ils ne pourraient pas faire autrement que reconnaître l'évidence qu'est le fait que tout le monde serait gagnant à fonctionner autrement.

Tu as pris du papier, du recul, et commencé à écrire. Tu as élaboré tout un projet de refonte des processus, basé sur la restructuration des missions des différentes équipes et la simplification du parcours de validation. Tu as appliqué ton expertise pour démontrer, argumenter et justifier que les choses seraient mieux autrement, et pour leur expliquer dans le détail comment mettre en pratique cet autrement. Tu leur as mâché le travail, mais, même de cette bèqueté pour oisillons, ils n'ont pas voulu. Tu as sous-estimé la force de leur refus de se remettre en question. Tu as sous-estimé leur obstination à préserver l'ordre du monde tel qu'il est (ou le désordre du monde tel qu'il est).

Plein d'espoir, tu as porté tes beaux projets sur le bureau de ton N+1. Celui-ci étant occupé, il t'a autorisé, exceptionnellement, à aller t'adresser directement à ton N+5. Celui-là n'était pas de mauvaise volonté, mais avait simplement d'autre chats à fouetter. Il a mis ça de côté, et t'a indiqué qu'il reviendrait vers toi quand il aurait eu l'occasion d'en reparler à ses supérieurs. Bien entendu, il n'est pas revenu vers toi. Et, après ta quinzième relance, deux mois plus tard, tu as fini par avoir une réponse de ta N+12, disant que ta proposition avait été rejetée par le N+15. Celui-ci avait été estimé que, aucun dysfonctionnement n'ayant été relevé dans les processus actuels, aucun projet de transformation n'avait pertinence à être à l'ordre du jour.

Tu es retourné à ton travail, qui te débordait à nouveau. Mais tu n'as pas perdu tout de suite cette nouvelle lueur qui t'éclairait. Ce n'était pas comme la brillance ; c'était juste de l'espoir. Mais cette lueur d'espoir contribuait à maintenir ta brillance. Grâce à la lueur, tu prenais la peine de cultiver ta brillance, de créer des liens dans ton esprit ; parce que, grâce à elle, tu croyais encore que ton mérite finirait par être reconnu et récompensé. Tu n'as plus proposé de grands projets ; tu n'as plus proposé de modifications des absurdes procédures qui t'entourent et auxquelles tu dois te contraindre à obéir. Mais tu as continué de proposer des choses : des petites idées pratiques qui ont permis aux dossiers que tu défendais d'être plus percutants, et beaucoup de points d'anticipation qui ont évités des problèmes qui auraient pu s'avérer fort embêtants. Tu es devenu le meilleur de la clairière pour détecter les incohérences, et le meilleur pour à peu près tout le reste aussi.

Tu étais aussi le plus productif et le plus rapide. Tu rendais, en des temps records, des travaux d'une qualité impeccable. Ce qui ne te valait pas d'autre récompense que des dossiers supplémentaires à traiter. Je pense que tu devais ta rapidité à la peur que Shoncor ne te manque. Mais, dans tous les cas, pris par ce que tu faisais, tu ne te rendais pas compte que cette rapidité ne t'apportait rien de bon. Quand elle ne te donnait pas plus de travail, elle te donnait juste l'occasion de t'ennuyer. Pas de t'ennuyer d'une bonne façon (en discutant avec moi par exemple ou en cultivant ta brillance d'une manière ou d'une autre), mais de t'ennuyer comme on s'ennuie quand on est obligé de rester au travail jusqu'à telle heure, qu'on n'a plus rien à y faire, mais qu'on doit faire comme si (parce que des gens nous observent). Tu ne voulais pas que tes collègues se mettent à penser à toi comme à un fainéant ; ça aurait été l'incohérence identitaire de trop.

Tu alternais les périodes d'ennui et les périodes de rapidité excessive. L'ennui t'épuisais, la rapidité t'épuisais, et l'alternance des deux t'épuisais plus encore. Mais, tu étais protégé par ta lueur. Non seulement tu avais réussi à préserver un peu de ta brillance, mais en plus tu avais maintenant également cette lueur. Une lueur liée à la neuvième loi de Shoncor. La lueur de ceux qui pensent que quelque chose de mieux les attends quelque part au loin. Ta lueur s'est vite éteinte ; quand tu as réalisé que ce loin était si loin, et surtout quand tu as réalisé qu'il ne dépendait pas le moins du monde de toi.

Tu étais dans le bureau de ta N+13 pour ton entretien d'évaluation. Tu as listé tous tes mérites, et ta N+13 a acquiescé. Elle a acquiescé, coché des petites cases sur son papier, mais ne t'a pas adressé le moindre compliment. Elle a agi comme si ce que tu faisais était normal, alors que tous les autres en faisaient infiniment moins. Ce n'est même pas comme si elle ignorait que les autres en faisaient infiniment moins ; juste comme si elle pensait que, entre en faire plus et en faire moins, la différence n'a absolument aucune valeur. Puis est venu le moment où tu as réclamé ton dû. Tu as réclamé ce que n'importe qui dans ta position réclamerait : une rayure de peinture supplémentaire sur ton serpent-couronne.

C'est là que ta N+13 a éclaté de rire. Elle a pris sa voix la plus condescendante et t'a dit : « Voyons, Persil. Tu ne crois quand-même pas que, par ton seul travail, tu pourras gagner une rayure avant les autres ? Les rayures ne dépendent que de Shoncor, c'est bien connu. » Tu mourrais d'envie de lui demander pourquoi les gens se donneraient la peine de travailler s'ils ne peuvent y gagner ni compliments ni rayures. Mais tu savais que ce serait vain, alors tu me l'as plutôt demandé à moi. Et je t'ai répondu : « Parce qu'on peut quand même y gagner quelque chose : de la brillance. Bien sûr, la plupart ne travailleront pas beaucoup, parce que la brillance n'a aucune valeur pour eux, ce qui fait que ce système est complètement stupide. Mais, si tout le monde accordait à la brillance autant de valeur que toi, ce ne serait pas une telle absurdité. »

Je devais avoir raison, parce que tu as continué à travailler. Tu continues toujours, de travailler à ce rythme complètement idiot qui te fait alterner périodes de sur-régime et périodes d'ennui. Même si tu as conscience que c'est absurde et que ça te fait du mal, tu n'as pas d'autres choix. Le rythme ne dépend pas de toi ; car les tâches qui te tombent sur le nez ne dépendent pas de toi, et ne peuvent pas être prévues. Dès que tu as des dossiers à traiter, tu travailles vite, dans la crainte que d'autres tâches n'arrivent soudainement et ne te submergent. Quand c'est le cas, tu te félicites alors d'avoir anticipé, et de ta rapidité. Et quand ce n'est pas le cas, tu t'ennuies en relisant d'anciens dossiers pour avoir l'air de travailler, et tu en profites pour ruminer sur ton sort et culpabiliser d'être encore en train de désobéir à la deuxième loi de Shoncor.

Annotations

Vous aimez lire FleurDeRaviolle ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0