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La mutation que tu as demandée a donc été refusée, mais il te reste quand même des choses à espérer. L'avenir n'est pas fermé ; ton sort actuel n'est pas définitif. Si tu continues patiemment à travailler comme tu le fais actuellement, tu finiras par avoir une nouvelle rayure sur ton serpent-couronne. On t'en félicitera. Puis, une fois que ton serpent-couronne aura cinq rayures, tu pourras changer de bureau pour en avoir un plus grand et plus majestueux. Quand le serpent aura dix rayures, il partira vivre de nouveau dans la nature et nous serons enfin débarrassés de lui. Mais ne nous réjouissons pas trop vite, car tu auras alors droit à un nouveau serpent-couronne. Nous pouvons toujours espérer que ce serpent là aura un effet moins néfaste sur ta brillance. Et quand lui aussi sera orné de dix rayures, il te quittera à son tour et tu en auras un autre. Puis ainsi de suite quasiment à l'infini ; ou au moins jusqu'à ce que Shoncor ne le permette plus. Telles sont les règles du jeu.

De toute évidence, ces règles du jeu ne semblent pas susceptibles d'apporter de la lueur sur ton visage. Leurs problèmes sont nombreux. Le premier, c'est que les rayures ne dépendent que de Shoncor, et que tu es totalement dépourvu du soutien de Patience. Le deuxième, c'est que rien ne garantit que chaque serpent sera moins venimeux que celui auquel il succède, bien que cette idée soit couramment répandue. La légende veut qu'au bout d'un certain nombre de serpents, ils apportent de la brillance supplémentaire plutôt que d'en retirer. Mais si ce n'était qu'une légende ? Le troisième problème, c'est que le chemin que je viens de décrire (et donc l'espoir auquel tu peux prétendre), est exactement le même pour toi et pour chacun de tes collègues. Tu as du mal avec l'idée de poursuivre un chemin qui ne te serait pas propre et qui, tu le réalises à présent, ne te ressemble pas. Le troisième problème est peut-être au final le plus important des trois. Tu ne vois plus l'intérêt de gaspiller les ressources de Shoncor à avancer, avec des chaussures qui ne sont pas adaptées à la morphologie de tes pieds, sur un chemin dont l'inconfort t'empêche d'apprécier la vue.

Ces règles du jeu ressemblent de plus en plus à un piège. Mais il t'est inconcevable de partir maintenant, de quitter ce jeu et d'aller vers un autre, parce que ça signifierait que tous les efforts fournis jusqu'à présent auraient été vains. La rayure que tu as sur ta couronne ne pourra pas être convertie ; tu repartiras à zéro. Et puis, abandonner ce jeu-là, ce serait aussi abandonner l'idée de travailler pour le bien commun que représente la fabrication de carton. Et, tu n'es pas encore prêt à abandonner cet idéal ; il est probable que tu ne le seras jamais. Tu ne veux pas accepter l'idée de laisser cette mission essentielle uniquement aux mains d'incompétents. Malheureusement, les incompétents semblent les seuls êtres capables de s'y plaire. Ce sont les seuls capables de se satisfaire de ces règles du jeu qui ne pénalisent pas l'incompétence. Ce sont les seuls qui sont incompétents aussi à se rendre compte de l'absurdité et de l'injustice qui règnent en maître dans cette clairière.

Tu crois que le ministère du Carton a besoin de toi. Tu as conscience d'être inutile à présent, mais tu as encore un petit espoir de pouvoir l'être plus à l'avenir. Peut-être au bout du deuxième serpent-couronne ; celui qui te permettra de progresser dans la hiérarchie. Mais il est fort probable que tu n'aies pas le pouvoir de changer quoi que ce soit avant d'être au moins N+6, et que, pour repenser totalement le fonctionnement de la fabrique comme tu voudrais le faire, il faille au moins être le N+180. En fait, tu n'es pas convaincu que même le N+180, c'est à dire le ministre du Carton en personne, ait le pouvoir de tout détruire et reconstruire à neuf. En plus, tu crains que, le temps d'arriver à avoir un tant soit peu de pouvoir, tu aies oublié tes idéaux. Tu crains que d'ici là, ta brillance, sous l'effet des serpents-couronnes successifs, se soit effacée au point de te rendre incapable de voir l'absurdité ambiante ; et à plus forte raison incapable de la combattre.

Tu ne crois pas vraiment qu'il te soit possible de changer les choses de l'intérieur ; tu ne le crois pas suffisamment pour qu'une lueur, même petite, éclaire ton visage. Mais tu continues malgré tout de penser qu'il serait lâche de quitter le Ministère, qu'il serait immoral de la laisser entre leurs mains, et que tu ne pourrais pas trouver plus de sens en œuvrant pour une autre mission (bien que tu n'en trouves pas non plus ici). Tu n'as plus aucune lueur sur ton visage. Tu as juste des cheveux blancs ; ceux qui signifient que la meilleure partie de ta vie est passée et que tu regrette de ne pas avoir été capable d'en profiter quand il était encore temps. Tu es de plus en plus convaincu que Shoncor n'a rien de meilleur en réserve pour toi que tes années passées au temple de la découverte, que tu as gâchées à rêver de cette sinistre clairière.

Ta grand-mère affirme que tu te trompes sur la signification des cheveux blanc, et également sur la signification de la lueur. Toi, tu crois que l'un comme l'autre sont les effets de la neuvième loi de Shoncor : « Sur mon décret, le présent n'aura jamais si belle allure que lorsqu'il n'est pas encore présent ou déjà plus présent. » Shoncor a condamné le présent à être victime de préjugés ; tu n'as jamais compris pleinement cette loi, et encore moins son pourquoi. A l'époque où tu étais plein de lueur, seule te parlait l'idée que le présent pas encore présent avait belle allure. Tu trouvais injuste de devoir attendre. Mais tu n'avais pas compris que l'injustice ne s'arrête pas là : quand tu cesses enfin d'attendre, tu te mets aussitôt à regretter. Tu ne peux jamais profiter, car tout ce que tu peux vivre est du présent, et que Shoncor a décrété qu'il est impossible d'aimer le présent. Aussitôt passé, le présent devient plaisant. Mais c'est déjà trop tard ; il n'est plus présent.

Ta grand-mère affirme que la neuvième loi de Shoncor est fausse. En fait, elle l'aime beaucoup ; sauf qu'elle est convaincue qu'il ne s'agit pas d'une loi mais plutôt d'une mise en garde. Toi, tu commences à douter de la neuvième loi, parce que la partie qui affirme que le présent pas encore présent a belle allure te parle de moins en moins. Alors, ce soir, tu as redemandé à ta grand-mère de t'expliquer sa théorie. Théorie que tu n'avais jamais comprise jusqu'ici, car tu n'avais jamais, jusqu'ici, pris le temps de vraiment l'écouter. Mais, ce soir, tu as judicieusement décidé d'utiliser un peu des ressources de Shoncor pour prêter une oreille attentive aux pensées de cette femme aux cheveux blancs, aux yeux roses et au visage illuminé.

« Comme tu t'en doutes, Persil, Shoncor ne me laissera probablement plus longtemps avec vous ici. Je vais bientôt quitter ce monde en carton et, comme, me connaissant, tu t'en doutes aussi, je ne crois pas qu'un autre monde m'attende ensuite. Pourtant, tu remarqueras que mon visage est toujours lumineux, contrairement à ce qu'implique la neuvième loi telle que tu l'entends. Et, si tu m'avais connue de tous temps, tu saurais de source sure que mes yeux ont toujours été roses, ce qui, comme tu peux le constater, ne m'empêche pas d'avoir des cheveux blancs. Si la neuvième loi de Shoncor était exacte, aucune personne aux yeux roses n'aurait de cheveux blancs. D'ailleurs, si cette loi était à prendre aux pieds de la lettre, les yeux roses ne pourraient pas exister.

Selon moi, les yeux roses viennent de la capacité à savourer le moment présent quand il est là, c'est à dire tout simplement la capacité à savourer le moment présent (car il n'est présent que quand il est là). Et les cheveux blancs n'impliquent pas un regret de ne pas avoir su profiter ; juste une reconnaissance du fait qu'il y a de la beauté dans notre passé. Savoir qu'il y a de la beauté dans mon passé me donne de la joie, mais mes yeux ne seraient pas roses si je pensais que toute la joie à laquelle je pouvais prétendre est passée. Tout du moins, je n'aurais plus de lueur. Selon moi, la lueur n'est pas, comme tu sembles le croire, un espoir lointain d'avenir meilleur. La lueur n'est pas forcément espoir : elle est enthousiasme ! Je suis capable d'être enthousiaste pour ce que je fais en ce moment, en offrant un peu de ma sagesse à mon petit-fils. Et je suis enthousiaste de chaque chose que je fais, de chaque petit moment que je pourrais voler à Shoncor jusqu'à ce qu'il annonce la fin. Je suis enthousiaste parce que je suis en phase avec chacune de mes actions présentes ; sans avoir besoin de croire que les actions enthousiasmantes sont encore nombreuses à m'attendre. »

Toi, Persil, tu ne sais pas encore quoi penser de tout ça. Il existerait-donc des gens capables d'être mis en garde par la neuvième loi ? Des gens capables de délivrer le présent de la condamnation énoncée par Shoncor ? Peut-être qu'il y a quelque chose de vrai dans ce que dis ta grand-mère, mais il y a aussi du faux, assurément. Elle a au moins tort sur les yeux ; les tiens étaient roses, au temple de la découverte, quand tu ne faisais que rêver à ton futur dans la clairière. Peut-on profiter du présent sans en avoir conscience ? N'est-ce pas contraire à la notion même de profiter ? Tu ne le crois pas. Tu crois que nous ne sommes pas tous égaux face à la joie. Pour certains, trouver de la joie dans le passé seul, dans le présent seul, ou dans le futur seul, peut suffire.

Le futur avait l'habitude de te suffire. Serait-il toujours suffisant aujourd'hui, si tu étais capable d'y trouver encore des sources de joie ? Comme l'a souligné ta grand-mère, ce positionnement ne sera de toute façon plus valable au seuil de la mort. Et, il est certain que la meilleure option serait de trouver de la joie dans les trois temps à la fois. Mais tu ne vois vraiment pas comment faire, pour arriver à extraire du rose de joie dans ce monde en carton qui t'entoure. Ta grand-mère semble croire qu'il suffit pour ça d'accepter comme vérité sa sagesse. Mais elle se trompe ; ce n'est pas suffisant. Ça ne te dis pas quoi faire concrètement pour pouvoir te sentir en phase avec tes actions quotidiennes, ni pour être assuré de toujours pouvoir en faire autant ou que tu ne regretteras jamais d'avoir utilisé les ressources de Shoncor dans ces actions là.

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