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Quiconque serait choisi pour rejoindre la clairière afin de remplacer Kaki n'arriverait pas avant plusieurs mois ; tu le savais bien. Alors, comme personne n'avait rien proposé pour pallier son absence, tu avais naturellement écopé de son périmètre de vérification. Tu avais pris en charge ses tâches car, autrement, personne ne les aurait réalisées. Tu avais fait pour Kaki ce qu'il avait fait pour toi pendant ton congé maladie, et, à cette occasion, compris pour quelle raison il avait réussi si facilement à incorporer cette charge supplémentaire.

Il s'avère que, quitte à lire et éplucher un dossier en détail, vérifier quinze axes n'est pas forcément plus long qu'en vérifier dix : dans les deux cas, tu dois tout lire. Certes, comme tu avais écopé du périmètre de Kaki, tu avais quelques recherches supplémentaires à faire et quelles prises de tête en plus pour produire les éclaircissements qui en temps normal auraient été à sa charge. Mais, tu avais en réserve le temps auparavant perdu dans les réunions où Kaki vous conviait pour écouter le récapitulatif de ses prises de tête et des arbitrages réalisés (par chance, la directive qu'ils voulaient passer pour les imposer à tous semblait avoir finie oubliée quelque part dans les méandres du processus de validation). Alors, au final, une seule personne réalisant vos deux périmètres était bien plus rentable que deux personnes se le partageant.

Mais ça, tu as eu beau essayer de le faire remonter, ce n'est qu'une information de plus qui ne sera pas prise en compte. Le poste de Kaki existe dans la nomenclature ; on ne peut pas le supprimer si aisément. Sans parler de modifier ta fiche de poste pour y ajouter officiellement le périmètre supplémentaire. Ceci ne pourrait pas se justifier sans t'accorder une augmentation, qui serait incompatible avec le nombre de rayures sur ton serpent et injuste envers tes collègues (qui eux ne pourraient pas bénéficier d'une pareille augmentation, alors que les raisons en seraient purement circonstancielles et qu'eux sont peut-être tout aussi méritants). En revanche, laisser la situation perdurer officieusement ainsi le temps que le poste de Kaki soit de nouveau pourvu ne posait aucun problème. C'est juste de l'officialiser et de lui permettre de perdurer qui aurait impliqué une complexité administrative décourageante.

Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis le départ de Kaki, et son poste a finalement fini par être pourvu. Quiconque a remplacé Kaki à ses fonctions. Quand tu lui as demandé (sarcastiquement si elle était heureuse de vous rejoindre, elle t'a répondu (d'un ton tout aussi sarcastique) que sa mutation lui a été imposée suite à une restriction des effectifs dans son ancien lieu d'affectation. Quiconque est donc une jeune femme qui a tout l'air d'être là contre son souhait. Mais, encore une fois, serait-il possible à quiconque de rejoindre cette clairière avec volonté et enthousiasme ?

Quiconque s'est donc vue quitter un poste dont la suppression entraînait une surcharge de travail pour ses anciens collègues afin de rejoindre un poste dont l'existence entraîne une surcharge de travail pour ses nouveaux collègues (et en particulier pour toi). J'ignore, Persil, si un jour tu seras une sorte de fée des systèmes autorisée à donner ton avis sur des décisions de restructuration comme celles-ci. J'ignore tout autant quel nombre de rayures ou quel type de couronne pourrait te donner ce genre de pouvoir. Aujourd'hui, tu ne peux que te contenter de dire ce que tu penses à des gens qui, au mieux, admettront que tu as raison mais qui, de toute façon, ne se donneront pas les moyens de faire quoi que ce soit pour solutionner les dysfonctionnements que tu mets en évidence. Pour prendre une quelconque décision, ils attendront d'être au pied du mur et de n'avoir plus d'autre choix. Tu peux presque les comprendre ; car la moindre décision, la moindre action, implique cette décourageante complexité administrative.

Tu aimerais pouvoir t'attaquer à cette complexité administrative elle-même ; la faire disparaître. Elle qui est nécessairement présente dans la moindre chose, alors qu'elle n'a absolument rien de nécessaire. Mais combien de serpent-couronnes seraient nécessaire pour avoir ce pouvoir ? Tu m'as dit un jour que tu ne pensais même pas que le ministre du Carton lui-même ait ce genre de prérogative. Alors, à quoi bon ? A quoi bon avoir ne serait-ce qu'un peu de pouvoir, être ne serait-ce qu'un peu une fée des systèmes, si tu ne peux pas transformer ou faire disparaître ce qui est en fait le cœur de tous les problèmes ? A quoi bon avoir du pouvoir sur des petits bouts de problèmes ? Rien de ce que tu feras ne changera le fait que travailler dans cette clairière ne pourra jamais permettre à personne de s'épanouir, tant que ce cœur de tous les maux continuera de battre et d'impulser le flux dans l'ensemble du système.

Cependant, je me demande si la fée que tu as rencontrée avait quelque part raison, et que ça vaut quand même le coup. Peut-être que, même si tu ne peux changer ni le monde entier, ni le ministère du Carton intégralement, les petits changements ont quand même un intérêt. Peut-être que fusionner ton poste et celui de Kaki (ou de Quiconque) apporterait quand même un mieux. Peut-être que pouvoir modifier ou supprimer quelques points règlementaires aurait quand-même un intérêt. Peut-être que l'incrémentiel (même s'il est insatisfaisant car insuffisant) reste préférable au statu quo. Tu ne peux pas t'empêcher de repenser à ce Naf-Naf à qui tu as été forcé de répondre que tu n'es pas payé pour penser mais pour appliquer les procédures. Si ton travail impliquait de penser, ça te permettrait déjà de retrouver un peu de brillance et quelques nuances rosées dans les yeux. Si tu pouvais trouver un moyen pour que des gens comme lui puissent arriver à leurs fins, le monde serait un peu plus doué de nuances rosées.

En parlant de Naf-Naf, son dossier est de nouveau tombé entre tes mains, non content de hanter ton esprit. Il s'agissait en fait d'un nouveau dossier. Cet individu avait fait ce que vous finissez tous par faire, semble-t-il, à un moment donné : renoncer à changer le système qui semble impossible à changer et essayer de le contourner. Sa proposition initiale avait été refusée car il n'avait pas inclus d'étape de renforcement au processus de fabrication de son carton (carton qui était déjà renforcé par sa formule initiale même, rappelons-le). Qu'à cela ne tienne, il vous a fait parvenir un nouveau dossier en ajoutant une étape de renforcement, bien que celle-ci soit totalement inutile à son carton (excuse non-valable aux yeux des règles applicables, rappelons-le).

Contourner le système peut parfois fonctionner. Mais ce ne sera pas le cas pour ce dossier, que tu te vois forcé de rejeter une nouvelle fois. La première version tenait la route au niveau budgétaire, mais frôlait la limite autorisée. Si on prend en compte l'ajout de l'étape de renforcement, la limite est dépassée. Bien entendu, si on te payait pour penser, tu soulignerais que le surcoût à la fabrication est largement compensé par le fait que les acheteurs finaux n'auront pas à réaliser un renforcement hebdomadaire, ni à acheter une nouvelle fois leur objet au bout de trois mois quand le renforcement régulier ne suffira plus. Mais on ne te paye pas pour penser ; on te paye pour appliquer les procédures.

Et puis, de toute façon, si on te payait pour penser, tu serais éthiquement obligé de dire ce qu'il en est véritablement de la réalité de ce dossier. Ce que cet homme propose de fabriquer ne peut pas prétendre être du carton. Tu ignores comment on devrait le nommer, mais il est certain qu'il s'agit d'un matériau radicalement nouveau. Si on allait au bout des choses, il faudrait supprimer le ministère du Carton et le remplacer par un nouveau ministère, arrêter toutes les fabrications de carton en cours pour tout remplacer par ce nouveau matériau (meilleur sur tous les points il faut le reconnaître). Il faudrait remplacer tous les bâtiments et la plupart des objets de mobilier, et conserver le carton standard uniquement pour les fins alimentaires. Il faudrait tout remplacer. Si on réfléchit vraiment, ce ne serait pas inenvisageable, car tous ces bâtiments et objets en carton sont de toute façon remplacés régulièrement (par d'autres bâtiments et d'autres objets en carton).

Mais les décisionnaires ne semblent pas avoir envie de se donner la peine de tout repenser et tout remplacer. De plus, trop de fabricants de carton seraient lésés ; sans parler du Ministère lui-même. Après tout, ce Naf-Naf est loin d'être le premier à proposer un matériau susceptible de remplacer le carton. Mais le carton a été choisi, pour des raisons incompréhensibles au commun des mortels mais tenant très probablement aux avantages que certains tirent de ce choix. Il est maintenant trop tard pour revenir sur cette décision, ou c'est du moins ce dont ils semblent essayer de vouloir vous convaincre. Et il est vain d'essayer de contourner le système et d'introduire un autre matériau en cherchant à le faire passer pour du carton.

Les procédures seraient-elles au final là pour empêcher ça, plutôt que par pure absurdité et force de l'habitude ? Tu n'es pas un adepte des théories du complot, Persil. Tu penses qu'il s'agit probablement d'un mélange des deux. Ce n'est pas un plan machiavélique savamment pensé ; il y aurait probablement eu de bien meilleures façons de mettre en œuvre ce genre de plan. La plupart des procédures ne sont véritablement dans l'intérêt de personne ; et le Ministère y perd tout autant que les petits porteurs de couronne-serpent comme toi et le commun des mortels consommateurs de carton. Mais il y a aussi des fois où l'absurdité et la complexité profitent. Elles profitent parce qu'elles permettent de stabiliser les choses, de préserver le règne d'Inertie et d'éviter toute action par crainte d'où cela pourraient nous mener.

La recherche de sens et la lutte contre l'absurdité, pourraient bien, dans un premier temps, profiter à tous. Mais, poussées un peu plus, ne risqueraient-elles pas de conduire à l'effondrement de ce système en carton ? Peut-être qu'en fait on ne te paye pas juste pour appliquer les procédures, mais aussi pour ne pas penser justement. Ou peut-être que ce serpent-couronne est en train de te rendre fou, que la noirceur de tes yeux te conduit à tout voir en noir, et que le manque de lumière sur ta peau t'empêche de ressentir la lumière qui existe à l'extérieur. Peut-être que la seule véritable ennemie est la force d'Inertie. Peut-être que tous (ou la majorité) sont capable de voir qu'un monde plus sensé serait meilleur pour tous et que, dans ce monde en carton, vous êtes tous perdants (même ceux qui se croient gagnants et ceux qui sont crus gagnants).

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