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Rien de particulier n'est venu troubler ta tranquillité (ou plutôt ton ennui) dans les semaines qui ont suivi. Jusqu'à ce que Quiconque, qui manquait de travail depuis son arrivée, se propose de t'aider sur certains dossiers. Avec gratitude, tu as accepté son aide, pensant naïvement qu'elle réduirait ta charge de travail et te permettrait de ressentir un peu moins de pression de la part de Shoncor. Naïvement, tu ne t'es pas douté qu'être aidé pourrait en fait à l'inverse augmenter ta charge de travail et la pression de Shoncor.

Pourtant, tu avais tout prévu. Tu avais pris le temps d'anticiper cette nouvelle organisation. Tu avais soigneusement sélectionné les dossiers que tu pouvais confier à Quiconque de sorte qu'elle n'ait pas à te poser de questions subsidiaires et soit directement à même d'identifier les axes clés. Tu avais mis au point un document de suivi dédié afin qu'elle puisse y noter ses observations sur le dossier et les références correspondantes, spécialement conçu pour faciliter ta reprise du dossier par la suite.

Autant dire que ce temps de préparation n'a été que du temps perdu supplémentaire, venant s'ajouter au temps que tu as dû passer à retravailler le dossier après le passage de Quiconque. Tu ne peux même pas lui en vouloir : elle voulait bien faire. Au lieu de te rendre ta version du dossier avec le document de suivi complété (comme tu le lui avais demandé), elle a pris des initiatives. Et toi, Persil, tu aimes les initiatives et les gens qui en prennent. Quiconque a voulu faire plus que ce qu'on lui avait demandé ; tu serais bien le dernier à blâmer quelqu'un pour ça. Et pourtant, dans ce cas là, ça ne t'arrangeait vraiment pas, et tu ne peux pas t'empêcher de penser qu'elle aurait dû être capable de le deviner.

Quiconque t'a rendu le dossier directement modifié. C'était du très bon travail qui plus est ; quasiment équivalent à ce que tu aurais fait toi-même. Elle a juste oublié de prendre en compte un point essentiel : c'était toi qui reprendrait la suite. Et, comme Quiconque a jugé inutile de compléter le document de suivi, tu as été obligé d'éplucher en détail la nouvelle version du dossier pour identifier les éléments modifiés (dont tu devais avoir connaissance pour pouvoir les prendre en compte dans la suite du travail). Tu as donc dû t'amuser (et, autant dire que ça ne t'a pas vraiment amusé) à comparer le dossier rendu par Quiconque à la version initiale de ce même dossier (dont, heureusement, tu avais gardé une copie). C'était absurde au possible ; car ce travail de comparaison et d'identification des différences t'a demandé bien plus de temps que celui que tu aurais passé à éplucher la version initiale en la modifiant directement, si Quiconque ne t'avait pas "aidé".

En plus du temps passé à cette tâche, tu as été forcé d'ajouter sur ta liste de choses à faire une activité des plus sympathiques : expliquer tout ça à Quiconque. Il ne fallait pas la vexer ; tu devais faire preuve de gratitude pour son volontariat et d'estime pour la qualité de son travail. Mais, en même temps, il fallait quand même qu'elle se rende compte de la charge supplémentaire que cela induit pour toi et que, si elle souhaitait continuer de t'aider à l'avenir, elle ferait mieux de se contenter de remplir le document de suivi.

Une discussion qui ne mérite absolument pas d'être retranscrite ici, car elle fut on ne peut plus prévisible. Quiconque a cherché à se justifier : elle a insisté sur ses bonnes intentions, son envie de faire ses preuves, de montrer qu'elle est capable de faire plus que ce qu'on lui demande et de t'aider en te fournissant directement un travail finalisé. Tu lui as expliqué que tu as besoin d'avoir parfaitement connaissance de l'entière évolution du dossier et des modifications effectuées, que la présence d'un document du suivi permet cela et n'est en aucun cas synonyme d'un manque de confiance ou outil de vérification. Vous vous êtes excusés mutuellement et avez convenu d'utiliser les documents de suivi à l'avenir. Barbant.

Barbant ; jusqu'à que Quiconque soit prise d'un soudain sursaut d'honnêteté : « En fait, je n'ai jamais été très douée pour travailler en groupe. En fait si, quand j'étais au service Innovation ; là bas, on confrontait nos idées et ça nous permettait d'en créer de meilleures. Mais, sur des tâches comme les nôtres dans cette clairière, être plusieurs ne fait que compliquer les choses j'ai l'impression. Ça n'apporte rien à la qualité du travail, et ça n'apporte aucun gain de temps. Je trouve ça frustrant au possible ; comme ces réunions de revue des dossiers qu'ils voudraient instaurer et qui n'auront probablement aucune valeur ajoutée. Le pire, c'est que même si on avait quelque chose d'intéressant à dire, on ne pourrait pas. C'est peut-être parce que je suis nouvelle, mais moi, en tout cas, je ne me sentirais pas à l'aise pour suggérer une idée nouvelle dont je ne saurais pas d'avance comment elle serait prise. C'est comme si on ne pouvait parler que pour signaler des erreurs ou des oublis ; pour faire des reproches. On ne construit rien ensemble ; on ne fait que se vérifier et se surveiller les uns les autres : c'est usant. »

Tu as souri. Tu as demandé à Quiconque si elle avait déjà remarqué que, quand votre N+1 arrive en retard aux réunions, vous attendez tous son arrivée sans ouvrir la bouche, comme si vous n'aviez strictement rien à vous dire. Tu lui as demandé si ça se passait comme ça là où elle travaillait avant, et elle t'a répondu que non ; qu'il y avait entre collègues une forme d'amitié, ou au moins de camaraderie, qui semblait complètement absente ici. Tu as encore souri. Tu lui as partagé ta théorie selon laquelle l'ambiance régnante étant d'emblée adoptée par tout nouvel arrivant, elle était propre au lieu plus qu'aux personnes. Si ça se trouve, vous la faisiez tous perdurer alors qu'elle avait été créée par les gens qui vous avaient précédé il-y-a vingt ans et qu'elle n'avait plus de raison d'être. Quiconque a ri ; et acquiescé. Ton visage s'est illuminé : tu avais l'espoir de pouvoir te faire une amie parmi tes collègues. Puis quelqu'un s'est approché de la machine à jus de carton chaud, devant laquelle vous étiez. Vous vous êtes tus ; mais vous continuiez de vous sourire. Ensuite, vous êtes retournés vers vos bureaux respectifs.

Le lendemain matin, Quiconque est arrivée en saluant d'un « Bonjour » général, comme vous le faites tous. Dans la journée, elle t'a apporté une fiche de suivi pour l'un des dossiers sur lesquels elle avait avancé. Vous avez continué à travailler ensemble, plus efficacement. Mais jamais plus les sourires sincères ou les sursauts d'honnêtetés n'ont pu de nouveau se frayer un chemin jusqu'à vous. Le poids de l'ambiance régnante était bien trop fort ; et vous auriez l'un comme l'autre été trop gênés de chercher à lutter contre. Vous avez préféré continuer à agir comme si cette brusque irruption de vérité et de luminosité n'avait jamais eu lieu. Et les jours ont continué à s'enchaîner.

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