AC

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Comme je te l'ai conseillé, tu as essayé d'être un peu plus toi, de montrer un peu plus de toi, partout et en particulier dans la clairière. Tu souffres tellement de prendre pieds dans son sol, que tu es prêt à prendre tous les risques pour te sortir de là. Quel risque, d'ailleurs ? Celui de perdre ton serpent-couronne et d'être interdit de séjour dans la clairière ? Bien sûr, il ne m'échappe pas que ce ne serait peut-être pas vraiment un mal. Ne risquant rien de bien fâcheux, tu as donc décidé d'être un peu plus toi-même. Mais ça n'a pas été bien glorieux, car tu manquais cruellement d'inspiration.

Tu aurais pu t'atteler à rédiger des propositions de modifications du fonctionnement de la clairière et à les défendre devant tes supérieurs, si ce n'était pas une chose que tu avais déjà tentée. Tu aurais pu refuser de ramener les triangles cartonnés de l'hypocrisie, mais ce n'était de toute façon pas ton tour d'en apporter. Tu aurais aussi pu remplacer ton habituel et impersonnel « Bonjour » global par un plus avenant « Salut. Comment allez-vous aujourd'hui ? » Mais, suis-je bête, ça tu l'as fait ! Pour que (bien évidemment), personne ne te réponde. Alors, tu t'es rabattu sur un acte inutile, complètement et purement symbolique (mais, symbolique, n'est-ce pas justement ce que doit-être un acte expressif ?) : tu as repeint ton bureau en vert.

Le symbole (afficher sa couleur préférée sur ton meuble de travail pour exprimer la nécessité d'exprimer son identité) n'était peut-être pas évident pour tous. Outre le caractère symbolique de ton acte, tu pensais surtout qu'il attirerait l'attention de tes collègues par le fait qu'il dévie des normes, et ferait ainsi un bon moyen d'engager la conversation. Mais, comme s'en doutent sans doute mes éventuels lecteurs (si un jour mon manuscrit arrive entre d'autres mains que les tiennes), tes collègues n'ont pas tiqué. Tu crois que c'est leur concentration dans leur travail qui les a empêchés de noter le changement. Moi, je suis certaine qu'ils l'ont bien vu : ils l'ont juste classé parmi les informations non pertinentes, celles à effacer de leur mémoire avant même qu'elles n'y entrent. C'est comme si une nouvelle fleur avait poussé dans la clairière ; ils n'en ont juste rien à faire.

Au final, ils ont quand même été forcés de prêter attention à ton bureau, parce que quelqu'un leur a imposé de le faire. Ta petite expérience de peinture à apparemment réussi à susciter l'attention de quelqu'un ; et pas n'importe qui, quelqu'un ayant de la légitimité (même s'il serait légitime de se demander si cette légitimité est vraiment légitime) ! Cette personne, tu t'en rends compte à présent, est un lutin (ou plutôt une lutine). Tu ne l'avais pas remarqué jusqu'ici, ses oreilles pointues ayant toujours été cachées par son chapeau haut de forme. Cette lutine, nommée Yuzu, était pourtant venue de nombreuses fois dans la clairière, pour décider et de mettre en œuvre l'installation de ce révolutionnaire toboggan qui l'anime maintenant (ou qui l'animerait peut-être si ne serait-ce qu'un seul d'entre vous avait du temps pour faire du toboggan ainsi que la volonté de se prêter à cette activité).

Ce jour là, Yuzu était de nouveau de passage, pour réajuster l'angle du fameux toboggan. En effet, les dernières études dans le domaine avait mis en évidence que l'inclinaison idéale pour une installation de ce type est de treize degrés. Or, le toboggan-tunnel qui a été mis à votre disposition n'est incliné que de onze degrés et demi. Tu imagines ? Quelle différence ! Tant d'amusement en moins pour toi et tes collègues (qui de toute façon n'utilisez pas ce toboggan) ! Quoi qu'il en soit, il en allait de l'intégrité professionnelle de Yuzu ; elle se devait de venir avec sa clef à molette et de rectifier la situation. C'est quand son haut-de-forme (qui compte au moins sept rayures) a été éjecté par le toboggan auquel elle s'est cognée, que tu as remarqué les oreilles de lutin.

Elle a très vite rajusté son chapeau mais toi, fort de tes nouvelles résolutions, tu as décidé de l'interroger à ce sujet, au risque de la brusquer. Et tu as bien fait ! D'une voix timide, tu as demandé à Yuzu si elle était un lutin et pourquoi elle le cachait. Avant de te répondre, comme pour tester si elle pouvait avoir confiance en toi, elle t'a demandé si tu aimais travailler dans cette clairière. Tu lui as répondu, mi-sincèrement et mi-ironiquement : « Je préférerais être dévoré par une mouche, mais au moins maintenant on a un toboggan. » J'ignore totalement d'où t'es venu cette image d'être dévoré par une de mes semblables, mais passons. Ce qui compte est que ta réponse a semblé satisfaire Yuzu.

Elle a rigolé d'un petit rire de lutin qui lui allait très bien : « Tu trouves que ce toboggan est une plaisanterie ? Moi aussi ! Mais je suis un lutin et, des plaisanteries, c'est ce que font les lutins. Sauf que je ne fais pas des plaisanteries parce que je suis un lutin ; c'est plutôt l'inverse. Je suis devenue un lutin à force de faire des plaisanteries. Moi, je ne voulais pas faire des plaisanteries. Je voulais introduire du changement. Du vrai changement je veux dire ; pas des toboggans. Mais il semble que, dans ce monde, tout changement ne puisse être introduit que par malice. Et je ne dois pas être assez malicieuse pour réussir à vraiment changer les choses négatives qui vous aplatissent. Alors, au fil des années et des rayures sur mon haut-de-forme, je me suis rabattue sur ce qui restait possible : introduire du positif. Bien sûr, c'est une blague ; quelques rires et tous les toboggans du monde ne pourront pas rendre vos yeux roses tant que demeurera le négatif. C'est certainement une plaisanterie, et vos yeux ne seront jamais que gris, mais c'est déjà ça de pris. »

Ses énigmatiques paroles t'ont intrigué, alors tu as invité Yuzu à boire un jus de carton à ton bureau. Elle a adoré sa couleur ; et plus encore l'initiative que tu as eu de choisir ce support comme moyen d'expression. Yuzu a donc décidé de faire la promotion de ton idée auprès de tes supérieurs. Maintenant, tous tes collègues rouspètent, trouvant intrusif d'être forcés de révéler à tous leur couleur préférée et injustifié de devoir consacrer du temps à repeindre leurs bureaux respectifs. Mais tes supérieurs, eux, sont ravis ; alors qu'ils t'auraient craché au visage si tu avais osé leur faire une pareille suggestion toi-même. Il semble que le simple fait que l'idée soit proposée par Yuzu a suffit à les convaincre. Et ça n'a rien à voir avec Yuzu elle-même. C'est juste le haut-de-forme ; ce haut-de-forme qui cache si bien ses oreilles de lutin et qui éclaire tout ce qu'elle dit du prestige de sa profession de recommandatrice.

Quelle blague ! Toi et ton serpent-couronne, qui connaissez tout de cette clairière et (pour l'avoir endurée) savez ce qu'il faudrait y changer, n'êtes pas écoutés. Mais elle, du haut de son chapeau et de son extériorité, peut énoncer tout ce qu'elle estime favorable à votre bien-être et pour ça sera louée. Tu ne sais pas si tu la méprises plus que tu ne l'envies, ou si c'est l'inverse. D'une certaine manière, elle est ce que tu aurais souhaité être : l'équivalent d'une sorte de fée des systèmes. Comme une fée, elle a le bien-être des gens pour mission. Mais, si une véritable fée se contente de changer les gens et leurs décisions, cette lutine a elle pour mission de s'attaquer à la vraie source du problème en changeant les contextes de travail.

Comme tu envies Yuzu d'avoir ce but pour mission officielle. Comme tu méprises Yuzu de se contenter d'installer des toboggans ! Mais, ce n'est pas vraiment elle que tu méprises : c'est son haut-de-forme. Comme ton serpent aspire ta brillance, son haut-de-forme attire vers le haut ses oreilles qui deviennent progressivement de pointues oreilles de lutin. De la même manière que tu déplores le fait de passer tes journées à valider des validations plutôt qu'à véritablement œuvrer pour permettre le bon fonctionnement du circuit du carton, elle déplore le fait de consacrer son temps à la mise en œuvre de solutions pansement plutôt qu'à réfléchir aux véritables modifications nécessaires.

Bien sûr, Yuzu ne se contente pas d'installer et de redresser des toboggans ; elle a bien d'autres distractions sous son chapeau. Mais ce ne seront toujours que des distractions. Des distractions qui apporteront peut-être un peu de rires, de sourires, et même parfois de roseur dans les yeux, mais qui ne seront jamais suffisantes. Tu apprécies Yuzu ; parce qu'elle a conscience de tout ça, et parce qu'elle a choisi de partager son ressenti réel avec toi. Tu es flatté qu'elle ait aimé ton idée de peindre un bureau, et vexé de constater que ton idée est de même niveau que chacune de ses blagues de lutin.

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