AQ

9 minutes de lecture

Quelle joie de recevoir la visite de mon cousin ! Et, en disant ça, je suis ironique. Pourtant, il est loin d'être ennuyeux ; il est même plutôt intéressant. Si les taons pouvaient, comme vous humains, avoir certaines caractéristiques reflétées au niveau physique, il serait probablement brillant. Mais, des fois, je me demande si je ne préférerais pas carrément l'absence de brillance à son genre de prétention analytique pompeuse. A croire qu'il a honte de sa première lettre, cherchant sans arrêt à faire le paon. Je lui ai fait lire mon manuscrit te concernant et, bien sûr, monsieur le taon ne pouvait pas se contenter d'un compliment. Pourtant, je crois qu'il a trouvé mon récit passionnant. Sauf qu'au lieu de le dire, il a préféré me sortir ça :

« Je vois dans ce récit la représentation du travail comme au centre de la vie d'un individu car au cœur de son temps (idée matérialisée par l'omniprésence de Shoncor) et de ses préoccupations (parce que générateur d'insatisfaction existentielle), sans pour autant être au cœur de son identité (idée représenté par le non-attachement à la couronne, et s'extrêmisant en mépris de celle-ci). En effet, le monde est passé d'un modèle de vocation, de rêve à poursuivre, ou de façon plus générale d'ambition linéaire, à un modèle de polyvalence où ce que l'individu doit développer n'est plus une expertise et une spécialisation professionnelle, mais un amalgame de compétences transversales. Cet amalgame de compétences faiblement différenciées étant devenu ce qui est central dans la fierté et dans l'identité de l'individu (idée transparaissant dans l'importance centrale de la brillance pour Persil), et étant par nature potentiellement mobilisable dans différentes activités, le choix d'un emploi ne dépend plus tant des compétences demandées que des conditions d'exercice, et in fine de la satisfaction qu'elles procurent. Dans ce modèle, aucun emploi ne couvrant l'ensemble des facteurs de satisfaction simultanément, et différentes activités pouvant être exercées successivement au cours d'une vie, Persil apparaît comme le représentant d'une quête nécessairement illusoire mais potentiellement infinie de cette satisfaction. Quête qui, même si elle est finalement abandonnée, se trouvera remplacée par une quête (quelque peu moins illusoire mais tout aussi infinie) du moins pire. »

Sérieusement ? Dans ces moments, j'ai envie de broyer mon cousin et d'en faire un smoothie ! Il n'y a vraiment pas de quoi faire le paon, car derrière la pomposité de ce taon ne se cachent que des idées bien moins intimidante qu'elles ne le paraissent à première vue. Des idées que j'aurais tout aussi bien pu avoir moi-même et que, si on l'en croit, j'aurais d'ailleurs eues moi-même vu que mon livre les exprimerait. Pourtant, je peux t'assurer que je n'ai absolument pas écrit ton histoire dans cette intention ou selon ce cadre de lecture. Mais je suppose que j'aurais moi aussi été capable d'identifier ces aspects dans mon récit et de les formuler en ces termes. Enfin, j'aurais été capable de le faire si j'avais voulu me la pêter plus que me faire comprendre !

C'est plus ou moins ce que j'ai dit à mon cousin, et il n'a pas vraiment apprécié. J'admets que ce n'était probablement ce qu'il était approprié de répondre à ses compliments sur mon ouvrage, mais (pour ma défense) je dirai que c'est ton caractère qui déteint sur moi. Dans tous les cas, je ne peux pas vraiment dire que je regrette, car mes railleries ont donné lieu à un échange quand même plutôt intéressant.

« Tu crois vraiment que mon but est de me la pêter ? Utiliser des concepts plus nombreux et des termes plus précis, ça ne sert pas juste à paraître intelligent ou érudit. Ça permet d'analyser les choses plus finement, et de les voir sous le plus d'angles possible.

— Et l'angle de l'ironie, de la métaphore, de la simplicité, tu l'oublies ? Il ne serait pas assez bien pour toi ?

— Ce n'est pas contradictoire. Ce n'est ni mieux ou moins bien ; c'est complémentaire.

— Ça dépend à qui tu t'adresses. Et, si tu parles comme tu le fais, il y a des gens que tu ne pourras jamais toucher.

— Mais je m'adresse à toi ! Et tu es tout à fait capable de suivre mon discours, alors ne fais pas l'enfant !

— Ce n'est pas faire l'enfant ! C'est me battre pour l'idée que la pensée doit être rendue accessible à tous.

— Mais ne court-on pas alors le risque de la vider ? C'est une question compliquée, et un art délicat. Si délicat qu'il devrait, à mon humble avis, être confié et réservée à ceux qui se chargent de transmettre la pensée. Ceux qui se chargent de la créer ont déjà bien trop à penser.

— Toi, tu ferais partie de ceux qui se chargent de créer la pensée, et d'autres que toi auraient à se soucier de la rendre digeste pour pouvoir la partager ?

— Tout à fait. Transmettre, c'est le problème des porteurs de couronnes de cheveux, ou des fabricants de smoothies. C'est le problème des humains ! Pas le nôtre. Nous, qui sommes pensée, nous pouvons nous exprimer comme nous le souhaitons. Nous nous devons de parler de la façon la plus à même de faire émerger les différents angles de notre pensée.

— La belle affaire ! Quel merveilleux système que celui où certains seraient chargés de penser et d'autres de transmettre. Si seulement il n'y avait pas un problème en soi dans le fait de confier ces tâches à des acteurs différents ! Si nous nous contentons de penser, et que d'autres se contentent de transmettre, ces autres auront-ils vraiment la même compréhension que nous de ce qui doit être transmis ? Le seul moyen de comprendre assez bien pour pouvoir transmettre, c'est d'avoir pensé. Transmettre sans avoir pensé, quelle idée ! Avec ton système, soit les pensées sont mal transmises, soit elles ne sont pas transmises du tout. A mon avis, si je me contentais de penser sans me soucier de transmettre, le risque serait que personne ne se charge de transmettre et que ma pensée soit perdue.

— Si tu le dis. Mais moi, ce que je ressens, c'est qu'en te souciant trop d'être accessible, compréhensible, et de ne pas effrayer les gens, tu prends le risque de leur faire oublier que tout ça est une affaire outrement sérieuse.

— Tout ça quoi ? Le travail ? La vie ? Ce n'est pas une affaire sérieuse, c'est une blague ! Le jour où les humains comprendront que tout ça n'est qu'une vaste plaisanterie, ils se porteront beaucoup mieux.

— Et qu'est-ce qui te fait dire ça ? Persil, peut-être ?

— Non. Je ne crois pas que Persil ait compris que c'est une plaisanterie. Bien sûr, il a constaté l'absurdité omniprésente, mais il continue de prendre tout ça trop au sérieux.

— Bien sûr qu'il le prend au sérieux ! C'est sa vie ! C'est la seule chose qu'il ait au monde ! Il a raison de le prendre au sérieux ! Tu crois qu'il se porterait mieux si ce n'était pas le cas ?

— Je ne sais pas. Peut-être que non. Peut-être qu'en fait cesser de prendre ça au sérieux serait la pire chose qui puisse lui arriver. Si ça le poussait à abandonner, à encore moins prendre sa vie en main, voir à ne plus se donner du mal pour trouver du temps à me consacrer.

— Je ne sais pas si c'est ou non la pire chose qui pourrait lui arriver. Mais je sais que, de prendre tout ça au sérieux à ma manière à moi, ça pourrait lui faire beaucoup de bien.

— Parce qu'il y a plusieurs manières de prendre les choses au sérieux ?

— Bien sûr que oui. Il y a la manière de Persil, qui est de ressentir tout extrêmement fort et de crier à l'injustice. Et il y a ma manière à moi, celle que tu juges pompeuse, mais qui a le mérite de donner accès à des concepts et des théories.

— Et quel bien pourraient faire à Persil tes concepts et tes théories ? Il a besoin que sa réalité change ! Tes concepts et tes théories ne changeraient rien à sa réalité !

— Si, ça changerait quelque chose. Peut-être que ce ne serait pas aussi miraculeux que de changer sa réalité, mais ça serait toujours mieux que rien. D'ailleurs, d'une certaine manière, c'est un peu la même chose que ce que tu fais en écrivant son histoire. Changer la façon de regarder la réalité, c'est peut-être moins que changer la réalité elle-même, mais c'est quand même sacrément puissant.

— Parce que ça donne du sens ?

— Oui, mais c'est plus que ça. Les concepts et les théories donnent un certain pouvoir sur la réalité. Ça ne permettra peut-être pas à Persil de la changer, mais ça lui permettra de la déconstruire.

— C'est donc ça ta philosophie ? On ne peut pas détruire le monde mais on peut toujours le déconstruire ?

— Oui. C'est déjà un sacré pouvoir. C'est comme si tu pouvais prendre la réalité et en faire une boule de carton. Ce qui peut être déconstruit perd son caractère menaçant, comme si à présent c'était cette boule de carton qui était menacée par ton regard.

— Et avec tes concepts et tes théories, on pourrait tout déconstruire ?

— En théorie, oui. Mais, en pratique, il y a des choses sur lesquelles il est particulièrement compliqué d'élaborer des théories et des concepts. En tout cas, pour ma part, il y a certains phénomènes qui semblent échapper à mon entendement et que je ne suis pas à même d'appréhender.

— Tu as un exemple ?

— Shoncor, par exemple, est particulièrement complexe à déconstruire. Je pense que c'est de là qu'il tire son pouvoir et son caractère menaçant. »

De là, j'ai conclu que mon cousin le taon ne pourrait probablement rien pour toi, mon pauvre Persil. Mais il m'a fait remarquer que, s'il en jugeait à ce qu'il avait pu lire dans mon manuscrit, Shoncor était bien le moindre de tes soucis. D'après lui, si tu arrivais déjà à déconstruire ton nouvel environnement de travail, ce te serait déjà d'une grande aide. Je te rapporte donc ses propos, afin que tu en fasses ce que tu souhaiteras en faire. Peut-être que ça ne changera pas grand chose pour toi, ou peut-être que ça te donnera envie d'aller discuter avec mon cousin plutôt qu'avec moi. Mais peut-être aussi que tu constateras que je suis suffisante (dans le sens "assez pour toi", pas dans le sens "pompeuse comme lui") et que les mots que je pose sur ton vécu ont, tout autant que ses termes plus élaborés, valeur de concepts et de théories. Peut-être que ma machine à écrire a, autant que son orgueil, pouvoir de déconstruction. Pour ma part, c'est ce que je crois.

Mais je crois aussi que ce concept de déconstruction contient en lui-même une certaine consolation, et je crois que tu apprécieras donc que je t'aie rapporté cette conversation. A mon avis, tu as grand besoin de prendre conscience du grand pouvoir que tu détiens entre tes mains. Et, il ne te fera pas non plus du mal de voir en quoi ta fidèle petite mouche peut contribuer à renforcer ce pouvoir. Tu viens seulement de commencer ton nouveau job, et je ne voudrais pas me laisser contaminer par ton pessimisme. Peut-être qu'il ne faut pas se fier à tes premières impressions ou aux analyses de mon cousin. Peut-être que tu vas trouver sous ton nouveau haut-de-forme l'épanouissement que tu recherches, et que tu n'auras nullement besoin de déconstruire ta réalité pour pouvoir la supporter. Mais, dans tous les cas, il ne peut pas faire de mal de savoir que, en cas de besoin, tu as ce pouvoir sous ta manche.

Et d'ailleurs, peut-être même que, sans avoir besoin de ce pouvoir, tu pourrais avoir envie de t'en servir, de la même manière que je continuerai à avoir envie de raconter tes aventures si elles deviennent moins déprimantes. Déconstruire pourrait être un plaisir autant qu'une arme et j'espère de tout cœur que, malgré la place importante que prendra ce nouveau haut-de-forme dans la liste de tes préoccupations, tu continueras de consacrer certaines des heures de Shoncor à jouer à ça avec moi. Sauf bien sûr si tu préfères te tourner vers mon cousin ; mais j'ai dans l'idée qu'avec lui ce jeu risquerait d'être sacrément moins amusant.

Annotations

Vous aimez lire FleurDeRaviolle ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0