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Tu as visiblement du mal à avaler la façon dont se déroule ta quête actuelle. Après ta quête d'une nouvelle couronne, tu as mis les pieds sur cette falaise qui te confie une succession de quêtes. Si Cloche et les artistes peuvent vivre avec en permanence une lueur sur le visage, c'est à présent ton cas à toi aussi. Une succession de quêtes, c'est bien mieux qu'une quête impossible : tu as le luxe, sans pour autant te condamner à l'échec éternel, d'avoir en permanence l'espoir que l'avenir sera meilleur. C'est pour ça que, même si tu as du mal à avaler la façon dont se déroule ta quête actuelle, tu restes lumineux : la prochaine sera peut-être mieux. J'ai quand même l'impression que ce « La prochaine quête sera peut-être mieux » est une phrase que je vais être condamnée à te répéter à longueur de temps pendant quelques années. D'ailleurs, tout ça, je l'avais prédit.

Mais revenons en à cette quête. Déjà, tu es plus qu'agacé par la manie de tes responsables de te confier ces "quêtes" sous ce terme. Des quêtes, quelle plaisanterie digne des lutins qu'ils sont ! S'ils étaient parfaitement transparents, ils parleraient plutôt de besognes. Mais ils ne sont pas transparents, recouverts en permanence de cette gélatine dégoulinante, collant et gluante qu'est leur sympathie. Et je ne dis pas que la sympathie est nécessairement ce genre de liquide visqueux dégoûtant ; je me contente de dire que c'est ce qu'elle est sur cette falaise. Bien sûr, leurs quêtes ne sont pas plus transparentes qu'eux, présentées elles aussi sous ce miel dégoulinant de bons sentiments qui masque leur réalité.

La première partie de chaque quête est donc de gratter tout ce miel coagulé pour découvrir ce qui se cache en dessous. Et ta quête (ou besogne) actuelle était parmi les plus mystérieuses. Au début tu as apprécié ce mystère, qui était gage de responsabilité (celle de le désépaissir). On te demandait d'intervenir dans une zone de travail dont les résultats récents étaient catastrophiques, pour identifier les sources du problème et faire émerger des leviers d'actions. Tu es donc parti en quête d'une explication, qui n'a pas tardé à montrer son nez. En interrogeant tous ceux qui travaillent dans cette prairie, il est apparu évident qu'il n'y avait derrière ses problèmes qu'un seul et unique responsable, un seul grand méchant. Comme tu as adoré mener cette enquête ! Et comme tu as eu de la chance de tomber face à un cas si élégant, avec une seule réponse permettant d'éclairer l'ensemble de la situation.

Le problème c'est que, même face à un cas si élégant (et d'une certaine manière si simple) changer les choses est extrêmement compliqué. Enfin, ce n'est pas si compliqué que ça ; il suffit d'éliminer le grand méchant. Sauf que ce n'est pas comme ça que tu vois les choses, et que ce n'est pas comme ça que tu aurais voulu procéder. Le grand méchant a beau être la source de tous les maux, il est aussi un allié indispensable pour les membres de cette prairie, qui seront probablement incapable de se débrouiller sans lui. N'aurait-on pas dû leur donner les moyens d'agir sans cet élément, avant de se débarrasser de lui ? N'aurait-on pas dû faire en sorte qu'ils comprennent la nécessité de l'éliminer, plutôt que de le faire disparaître contre leur volonté ?

Ce grand méchant, c'était un arbre : un arbre de décisions. Cet arbre, que tu passes à présent tes journées à scier en rondelles jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, était le cœur de leur prairie. La première fois qu'ils t'ont parlé de lui, tu as eu du mal à comprendre. Tu ignorais ce qu'est un arbre de décisions. C'est pourtant simple : dès que le travail de ces gens exige d'eux qu'ils prennent une décision, ils vont au pied de cet arbre pour lui demander conseil. Enfin, ça, c'est ce qu'ils disent. Est-ce qu'un conseil est toujours un conseil quand il ne laisse pas de place à plusieurs options et à de la réflexion ? Ils vont au pied de cet arbre pour qu'il prenne les décisions à leur place. Peut-on alors encore parler de décision ? Une décision, c'est prendre en compte toutes les spécificités d'une situation pour proposer ce qui nous apparaît comme la solution la plus approprié ; n'est-ce pas ?

Un arbre est-il mieux indiqué qu'un être humain pour réaliser cette tâche ? Visiblement non. C'est ce que tu as dû prouver. Des récits recueillis, il est apparu évident que les mauvais résultats de la zone de travail venaient de "décisions" non-optimales prises par cet arbre (ou par ceux qui l'avaient écouté, ce qui revient strictement au même). L'arbre répondait en utilisant certains schémas basés sur un nombre réduit de facteurs, sur lesquels il interrogeait ceux qui venaient lui demander conseil. Les responsables de la zone de travail ont suggéré d'améliorer l'arbre ; de l'entraîner pour qu'il prenne en compte plus de facteurs, ce qui devrait améliorer la qualité de ses décisions. Mais tu t'es battu bec et ongles (bien que tu n'aies même pas de bec) pour faire reconnaître (créant des concours pour appuyer ta théorie) que l'arbre ne pourra jamais égaler l'esprit humain dans cette tâche. Si sa mémoire est peut-être meilleure, l'arbre sera toujours dépourvu de la capacité à identifier de nouveaux facteurs (ce que les humains peuvent faire, eux !). Et, comme dans cette prairie de nouveaux facteurs apparaissent constamment, l'utilisation de l'arbre ne peut conduire qu'à de mauvais résultats.

Que je suis fière de toi, Persil ! Tu as réussi à obtenir gain de cause ! Tu as réussi à obtenir l'autorisation d'abattre cet arbre ! Mais (comme toujours) ce n'est pas assez pour te satisfaire. Tu es déçu, car tu ne voulais pas t'atteler immédiatement à cette tâche. Tu voulais prendre le temps de réapprendre à ces gens comment prendre des décisions par eux-mêmes. Tu voulais leur prouver, à eux aussi, que l'arbre de décision ne pouvait les égaler et ne leur était pas nécessaire. Tu sais très bien que tu es en train de faire une bonne chose d'une mauvaise façon, et que les résultats en seront catastrophiques. Ces gens sont en train de protester contre toi et ce que tu fais ! Tu viens chaque jour avec ta scie et, pendant que tu tranches patiemment leur ancien ami, ils te huent. Que se passera-t-il la prochaine fois qu'ils auront à prendre une décision (curieusement, il semble que, dans leur travail, cela ne soit pas nécessaire si souvent) ? Ils feront preuve de mauvaise foi et refuseront de choisir quoi que ce soit. Ou ils prendront volontairement la pire option possible pour prouver qu'abattre leur arbre était une erreur monumentale. Même dans le meilleur des cas (c'est à dire sans colère et mauvaise volonté) ils essayeront de prendre une décision mais n'y parviendrons pas, manquant cruellement d'entraînement à la tâche.

Si seulement Shoncor n'avait pas existé ! C'est fou comme il te met la pression, depuis que tu as ce haut-de-forme sur la tête. Sa première loi prend un nouveau sens. « Ce qui définit la liberté, c'est moi. » Tu parles que oui ! Tu as besoin de Shoncor pour pouvoir exercer ton travail de la manière dont tu l'entends ; avec une certaine liberté. Sauf qu'il n'est jamais là quand tu as besoin de lui. Et, dès que tu suggères une idée brillante (comme par exemple de former les travailleurs de la prairie à la prise de décisions), tes responsables te répliquent que Shoncor ne le permet pas. Merci Shoncor !

Je suis quand même fière de toi, Persil ! Il est certain qu'il aurait été souhaitable de mettre tes idées en application ; si Shoncor le permettait, si les circonstances le permettaient. Et peut-être que, malgré les compromis, ce que tu fais n'est pas si terrible que tu le penses. Peut-être que ça apportera quand même une amélioration dans cette prairie. Peut-être que, privés de leur arbre, ces gens finiront par apprendre à faire sans. Pas sans écueils et sans erreur, mais éventuellement. Peut-être que ce sera toujours mieux pour eux que de rester éternellement sous la dictature de cet arbre de décisions. Je suis d'accord avec toi : ce n'est pas la meilleure manière d'introduire du changement. Mais si les autres manières sont impraticables, n'est-ce pas toujours mieux que renoncer à changer quoi que ce soit ?

Réfléchis, Persil. Regarde ce carton qui nous entoure. Essayer de convaincre les gens qu'il n'est pas le seul matériau possible serait une tâche impossible. Ils sont tellement habitués à lui, et voient tous les autres l'utiliser pour tout ! Arriveraient-ils à avoir confiance en un autre matériau sans l'avoir préalablement sans relâche testé ? Tu me répondras qu'ils peuvent constater les effets d'un changement grâce à quelques exemples seulement ; que ça peut être suffisant. Ton frère et Raiponce ont finalement décidé de construire une tour en bois plutôt qu'en carton, et tu penses que ça peut être le genre d'exemple dont le monde a besoin. Mais crois-tu vraiment que face à une emprise si grande que celle du carton, ce type d'action puisse être suffisante ? Si demain Inertie proposait d'interdire le carton, serais-tu pour ou contre ? Je sais bien : elle ne le fera ni demain ni jamais car alors elle ne serait plus Inertie. Mais ce n'est pas le fond de ma question, et tu le sais très bien.

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