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Ultime revirement de situation : tu n'as plus de travail. Enfin, officiellement, tu as toujours un travail, et un haut-de-forme bien vissé sur ta tête plus de huit heures par jour. Mais, le fait est que tu n'as plus de travail à faire. En fait, pouvoir dire que tu as ou non du travail, ça dépend surtout de ce qu'on choisit d'appeler "travail". Et, bien évidemment, ce n'est probablement pas l'ultime revirement de situation (car il ne finira jamais d'y en avoir), mais celui-ci m'a particulièrement surprise. S'il y a bien des paradoxes dans le discours que peut tenir Colchique, la nécessité de travailler dur semblait quand-même un avariant. Mais comment travailler dur quand tu n'as plus rien à faire ?

Et dire que tu as dû te contenter d'abattre cet arbre de décision (bien trop vite et sans rien mettre en place à la place) car tu manquais de temps ! Tout ça pour ensuite t'ennuyer sur la falaise à ne strictement rien faire. Tu ne manquais pas de temps ; c'était un mensonge. C'est juste que la prairie qui avait fait appel à vous n'avait signé que pour un délai limité (fixé sur le bon conseil du fameux arbre de décision, qui a ainsi participé à sa propre destruction). La falaise ne pouvait pas leur offrir du temps supplémentaire sans nuire à son modèle économique, et préfère donc te rémunérer à ne rien faire en attendant qu'on fasse appel à eux pour une nouvelle quête.

Quelle absurdité ! Mais c'est comme ça qu'ils fonctionnement. De même, pendant que tu te tournes les pouces, Yuzu est en train de suer dans une zone de travail où elle installe des toboggans à un rythme effréné, et ne peut jamais rentrer chez elle avant que la nuit ne soit tombée. Mais interdiction formelle d'aider ta collègue, car ce serait faire un "cadeau" à la zone de travail en question. De ton point de vue, ce serait surtout faire un "cadeau" à ta collègue et, pour la zone de travail en question, ça ne changerait strictement rien. Mais, encore une fois, ce n'est pas ainsi que Colchique et les autres lutins le voient et ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent sur cette falaise.

Tu t'ennuies ferme. Tu es assis sur la falaise et personne ne te demande de rendre compte de ton temps, mais tout le monde estime que tu te dois d'être présent du début à la fin de la journée. Pas que tu serves à quoi que ce soit, assis là avec ton haut-de-forme sur la tête ; mais il serait quand même gonflé que tu profites de ton temps alors qu'il s'agit d'un temps que la falaise a acheté ! C'est ridicule, car ainsi personne ne profite de ce temps : ni la falaise, ni toi. Cependant, j'ai quand même une petite idée sur ce que la falaise peut avoir à y gagner. Premièrement, tu vas te sentir redevable envers eux ; même si tu n'as pas profité de ton temps, eux non plus, et ça te fait ressentir de la culpabilité même s'il n'y a rien que tu puisses y faire. Deuxièmement, tu es en train de devenir fou à force de ne rien faire, au point que n'importe quoi te semblera mieux que ce rien. Résultat, je mettrais tous mes paris sur l'idée que, ce qu'ils gagnent dans tout ça c'est la possibilité de te proposer ensuite la plus nulle et inintéressante des quêtes sans que tu ne puisses la refuser. Mais peut-être que je suis parano, et qu'eux ne sont pas diaboliques et manipulateurs mais juste stupides et absurdes.

Le point positif de ton absence de travail, c'est que ça t'a donné l'occasion de discuter de tout ça (et d'autres choses encore) avec le principal intéressé :

« Il est temps !

— Il est temps de quoi ?

— Il est toujours temps. Crois-tu que je me permette de dormir ? De vous abandonner ? Je suis toujours là.

— Je sais bien que tu es toujours là, Shoncor. Toujours là à me pourrir la vie : en allant trop vite ou en faisant semblant de t'arrêter.

— Je vais te confier un secret, Persil. J'ai fait mes comptes.

— Il était temps ! Ne fais-tu pas constamment tes comptes ? Mais c'est vrai que tu serais débordé, à devoir compter une par une chacune de tes ressources que je gaspille indignement.

— J'ai fait mes comptes, et, effectivement, vous faites un grave gaspillage de mes ressources. Pas toi spécialement, Persil, mais l'ensemble de l'espèce à laquelle tu appartiens.

— Et tu as attendu aujourd'hui pour découvrir ça ?

— Pas vraiment. J'ai toujours su qu'une partie de mes ressources étaient mal utilisées. Mais peut-être pas tant que tu pourrais le penser ; la plupart des choses que tu penses inutiles contribuent à quelque chose. Par exemple à créer de la roseur dans les yeux, de la brillance sur les peaux, des liens entre les gens, ou un sentiment d'apaisement.

— Tu les comptes, ces choses là ? Elles ont de la valeur, pour toi ?

— Mais oui, bien sûr ! Je vais même te dire un secret : d'après mes calculs, le temps le mieux employé est celui que vous consacrez à ne strictement rien faire. C'est dommage qu'il soit si rare !

— Tu débloques, Shoncor. Le temps qu'on passe à ne rien faire serait rare ? Et il serait bien employé ?

— Tout à fait. Je ne parle pas du temps que vous passez à vous abrutir ; celui-ci est excessif et pas forcément productif. Mais le temps passé à ne vraiment rien faire ; à rêvasser, laisser vagabonder vos pensées. Celui-ci, mon petit Persil, c'est le plus précieux de tous les temps ! Celui où les idées se lient dans vos esprits, où la brillance se solidifie, où la créativité émerge, où vous vous appropriez les informations et où vous vous construisez. Si vous consacriez plus de mes ressources à ça, vous seriez tout à fait dans l'esprit de la deuxième loi.

— Chacune de tes ressources ne peut être utilisée qu'en vue d'un résultat. Mais si on ne vise pas ce résultat en ne faisant rien ? Si on veut juste ne rien faire et que la construction de notre personne n'est qu'un dommage collatéral, ça compte quand même ?

— On ne va pas chipoter sur les mots, Persil. J'ai dit dans l'esprit de la deuxième loi, pas dans ses termes exacts. Faites bon usage de mes ressources et ça suffira, que ce soit volontairement ou involontairement. L'usage involontaire est bien souvent meilleur, d'ailleurs ; la vie est après tout affaire de découvertes fortuites.

— C'est donc ça le secret que tu voulais me confier ? Tu voulais me convaincre qu'il est productif de ne rien faire, pour que je cesse de culpabiliser ?

— Pas du tout. Ce que je viens de te dire, je croyais que tu le savais déjà. Cette brillance sur ton visage, ce n'est pas par hasard qu'elle tient si bien. En tout cas, moi, ce que je viens de dire, je le savais déjà. Mon secret, c'est ce que je viens de découvrir.

— La vie est affaire de découvertes fortuites.

— Celle-ci est particulièrement choquante ! J'étais en train de refaire mes comptes, et, pour une fois (va savoir pourquoi, probablement à cause du temps que j'ai passé à rêvasser), j'en suis venu à questionner mes présupposés.

— Quels présupposés ?

— Oh, comme tout le monde, j'en ai des tas ! Mais là, je parle d'un en particulier : le temps que vous consacrez à travailler.

— Tu plaisantes ? On ne travaille pas assez, d'après toi ? On voit que tu ne vis pas cet enfer toi-même ! On n'a déjà quasiment plus de temps à nous.

— Dixième loi, Persil : je n'appartiens à personne ; c'est vous qui m'appartenez. Mais, si par "du temps à vous" tu entends du temps potentiel à ne rien faire, je suis d'accord avec toi. Et figure toi que c'est justement ce que mes comptes détaillés ont fait apparaître : vous travaillez beaucoup trop !

— On voit que tu n'as pas regardé de très près mes ex-collègues de la clairière, ou moi-même ces derniers jours.

— Tu as raison, ce n'était pas ce que je voulais dire. Vous ne travaillez pas beaucoup trop, vous travaillez beaucoup trop de temps ! Un tiers de ça à peine, ce serait largement suffisant.

— Et que fais-tu des jours où l'on est débordés ? Dirais-tu ça à la face de Yuzu en ce moment ?

— Je ne dis pas que chacun de vous travaille trop longtemps, mais que c'est vrai de vous tous globalement.

— Tu es donc d'accord avec l'idée que je récupère une partie de la charge de travail de Yuzu.

— Par exemple, oui. Et tu n'es pas forcément le meilleur exemple, Persil : penses à tous ceux qui n'ont même pas la chance d'avoir une couronne sur la tête. Il faudrait mieux partager le travail disponible ; entre vous tous.

— Et aussi d'un jour à l'autre. Parce qu'être débordé un jour pour s'ennuyer à mourir le lendemain, c'est absurde au possible.

— Tout à fait. Si on prend tout ça en compte simultanément, qu'on compte non pas le temps que vous passez sur votre lieu de travail mais vraiment le temps que vous passez à travailler sur vos tâches, qu'on additionne puis qu'on redivise entre vous tous et entre tous les jours de l'année, vous pourriez largement gagner vos après-midi.

— Et si on enlève en plus toutes les tâches inutiles, on se retrouve à moins de deux heures de travail par jour ?

— Ah ça, c'est une question par laquelle moi-même je suis dépassé ! Une tâche utile permettant d'œuvrer à une cause inutile est-elle utile ? Puis comment envisager la suppression d'une tâche et ses effets indépendamment du système dans lequel elle est incluse et sans considérer un nouveau système potentiel ? Je ne suis pas un lutin ; je ne vais pas faire tout votre boulot !

— Si seulement c'était vraiment ce que les lutins faisaient ! Mais, dis-moi, Shoncor, pourquoi tu gardes tout ça secret ? Pourquoi ne pas ordonner la réduction du temps de travail pour tous ?

— Parce que se serait comme scier un arbre de décisions sans avoir appris d'abord aux gens à prendre leurs propres décisions. Ils ne sauraient pas s'organiser et mettre en place la nouvelle répartition des tâches. Moi je compte seulement le temps, mais comment prendre en compte les compétences ou les groupes de tâches devant forcément être réalisées par la même personne ?

— Je pourrais t'aider.

— Si seulement c'était seulement ça ! Mais ce que je te dis là n'est pas la racine du problème. Il y a tellement d'autres choses en jeu. Votre travail est conçu dans une logique d'échanges. Si je changeais les règles de ces échanges, quelqu'un se sentirait lésé.

— Ce quelqu'un, ce ne serait certainement pas moi ! C'est une zone de travail : une clairière, un pré ou une falaise ; pas vraiment quelqu'un, pas une personne en tout cas.

— Mais ceux qui tirent profit de ces zones de travail se sentiraient lésés, logiquement.

— Pourquoi ? Tu pourrais leur expliquer que le même travail serait fait. Tu pourrais leur expliquer qu'il y aurait juste moins de pertes de temps en pauses, discussions avec les collègues, moments où les tâches ne sont pas là, moments où la charge est trop faible pour nous motiver, moments où le stress nous empêche de fonctionner,… Ils ne seraient pas perdants au final, si ?

— Ce n'est pas parce qu'ils ne seraient pas perdants qu'ils ne se sentiraient pas lésés. Si je leur expliquais tout ça, ils en concluraient simplement qu'ils sont déjà en train de se faire flouer depuis une éternité. Ils paient pour X heures de travail, et espèrent donc tirer parti de chacune. Si je leur dis qu'ils peuvent diviser X par trois, ils en concluront simplement qu'ils peuvent demander à chacun trois fois plus.

— C'est pour ça qu'il faut garder le secret ?

— Tu imagines ce que ce serait sinon ?

— J'imagine très bien. Au lieu de gaspiller seulement notre temps on gaspillerait aussi trois fois plus de carton et de pleins d'autres choses, pour produire trois fois plus de choses dont on n'a pas besoin. Et quand on demandera pourquoi, une voix indistincte nous répondra que c'est parce qu'il faut progresser.

— Progresser vers quelle fin et dans quel but, on ne sait pas trop. Mais il est certain que bon nombre de mes ressources (et pas que des miennes, effectivement !) sont utilisées à cette fin.

— Et ce n'est pas ça, l'esprit de la deuxième loi ?

— Certainement pas ! »

Si cette discussion elle-même n'était pas une preuve que le temps passé à ne rien faire peut être profitable, je me serai peut-être vexée que Shoncor considère aussi que le temps que tu passes à parler avec moi est du temps à ne rien faire. "Laisser vagabonder vos pensées", non mais oh ! Je ne suis pas une vagabonde ! Nos discussions sont bien plus que de la rêvasserie ! Mais, si je réprouve les termes que Shoncor emploie, je vois bien que ses idées sont justes. Je suis quand même ravie qu'il reconnaisse le mérite du temps consacré à nous laisser, moi-même et mes semblables, jouer avec vous autres humains.

Quant à la naïveté qu'il a de penser que son secret en est vraiment un, je ne sais pas quoi dire à ce sujet. Peut-être qu'il n'a pas remarqué que certains profitent déjà de ce savoir pour vous en demander trois fois plus, que d'autres sont simplement bloqués par le principe des couronnes et l'imprévisibilité des tâches, et que les derniers se laissent leurrer par toutes ces activités où aucune proportionnalité n'existe entre temps consacré et effet obtenu. Il doit bien y avoir d'autres raisons encore, mais son secret n'en est pas un. Certains sont plus doués que Shoncor pour faire les comptes, et d'autres ont juste vécu de trop près le gaspillage de temps pour pouvoir ignorer qu'il existe. Mais, bien sûr, il doit bien rester aussi quelques imbéciles pour penser que le temps de travail a encore besoin d'être augmenté.

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