BK

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Kidnapper des gens pour rendre les gens heureux : il n'y avait qu'un individu pour y penser, et c'était bien évidemment ce requin. Mais je dois au moins reconnaître sa grande rigueur scientifique. Quand on pense à la fois que la fin justifie les moyens et que le bonheur (ou le contentement) est plus important que la liberté ou quoi que ce soit d'autre, c''est effectivement le plan le plus rationnel. Je déplore quand-même qu'il n'ait pas fait appel à toi pour concevoir son plan d'action, mais seulement pour l'appliquer (tu aurais probablement eu des idées très différentes des siennes).

Reprenons au début. La dernière fois que le requin et toi aviez parlé, tu ne savais pas exactement quelle serait la quête qu'il allait te confier. Tu avais plus ou moins compris l'esprit, mais certainement pas la méthodologie. Aujourd'hui, tout cela s'éclaircit. Bonne nouvelle : tes souhaits ont été exaucés ! Te souviens-tu t'être plaint de la fâcheuse tendance des autres lutins à foncer tête baissée dans des quêtes en se basant sur leurs préconceptions, leurs préjugés, et des copier-coller de ce qui avait été proposé dans des situations différentes ? Te souviens-tu avoir rêvé qu'on te donne l'occasion et les moyens de te pencher longuement sur un problème pour l'étudier scrupuleusement avant de déterminer la meilleure façon d'agir ? Voilà exactement ce que te propose ce requin !

Pendant quelques secondes, j'ai presque cru qu'il prenait assez au sérieux sa mission de dispenser le bien-être pour t'inclure dans son périmètre d'action, en commençant par te donner le nécessaire pour ton propre bien-être. La seconde suivante, j'ai compris qu'il n'y avait aucune chance que ton bien-être puisse émerger. Oui, c'est une tâche intéressante qui satisfaisait à tes principes de rigueur et de travail bien fait, mais c'est en même temps contraire à tant d'autres de tes principes. Te fournir un panel d'individus que tu allais pouvoir interroger à l'envie, avec pour seul objectif de découvrir ce que veulent ces gens et les conditions de leur bien-être futur : parfait ! Presque parfait. Parce que pour que les résultats soient fiables, il fallait que les individus soient choisis au hasard. Vous voyez venir le problème ?

Le hasard parfait implique de prendre des individus tirés au sort, et ceux-ci ne sont pas forcément d'accord pour participer à l'enquête. Si on exclut de l'étude ceux qui ne sont pas volontaires, un biais se crée, car le hasard n'est alors plus si hasardeux. Comment savoir que le groupe de tous ceux qui sont réticent n'est pas justement un groupe dont les conditions de satisfaction sont différentes de celles des volontaires ? Comment accepter de les exclure de l'échantillon sans nuire à la qualité générale de l'étude ? Il faut croire que ce requin a quelques principes finalement, dont celui de mener à bien les tâches qu'il s'est fixées, extrêmement scrupuleusement et sans rien négliger. D'où le kidnapping. C'était le seul moyen de forcer les non-volontaires à répondre à tes questions. Et puis, histoire de ne pas créer de nouveaux biais en mettant les répondants dans des conditions différentes, il fallait aussi kidnapper les volontaires.

Au moins, tu n'as pas dû te salir les mains. Ça ne veut pas dire qu'elles soient totalement propres pour autant, mais bon. Au moins, tu n'as pas été en charge du kidnapping. Tu as juste été mis devant le fait accompli. Tu es arrivé au travail un matin, ces gens étaient là et le requin t'expliquait quelle serait ta tâche. En plus, il est sympa, il te laisse complètement libre de définir ta manière de procéder. Enfin, pas totalement non plus, vu que tu n'as pas décidé du kidnapping, mais tu peux poser les questions que tu veux, dans l'ordre que tu veux, en prenant le temps que tu voudras. Pas si sympa en fait, car le temps de détention de ces gens dépend finalement de toi. Tu es pris en étau entre le désir de bien faire ton travail (c'est à dire d'obtenir des résultats fiables), et le désir d'en finir au plus vite pour libérer ces gens. Pour compliquer encore les choses, leurs conditions de détention sont si agréables qu'on ne sait pas s'il ne leur serait pas bénéfique que le temps de l'étude soit le plus long possible.

Cette grotte sous la rivière où vous vous trouvez tous, est comme un magnifique îlot coupé du monde. Ces gens peuvent réclamer presque tout ce qu'ils veulent, que ce soit en matière de distractions ou d'alimentation (la variété de formes de cartons est incroyable !). Ils n'ont aucune responsabilité, et surtout une magnifique excuse pour manquer le travail. Une seule chose est obligatoire : accepter de parler avec toi (et, quoi qu'on puisse penser de toi, Persil, comme torture il-y-a bien pire). Le seul problème, c'est qu'ils sont privés de leur liberté. A tes yeux, ça ne contrebalance pas tout le contentement et la simplification qu'ils peuvent gagner à rester dans cette grotte. Mais, aux yeux du requin comme aux yeux de la majorité des kidnappés, il n'en va pas de même. Et, pour tout te dire, je me trouve un peu à court d'arguments. J'ai l'impression que le bonheur sans liberté, ou le contentement sans autonomie, ne valent rien. Mais comment prouver que j'ai raison là dessus ?

Ce matin, juste après que le requin parte, la première chose que tu as faite est de tenter de libérer les prisonniers en leur montrant la sortie. Mais ils n'ont pas voulu ! Ça t'a rappelé ta première conversation avec le requin. Tu as, d'un coup, compris ce qu'il voulait dire quand il fanfaronnait en affirmant qu'il n'avait pas à te faire confiance car il ne craignait rien. Tu as, d'un coup, compris qu'il avait probablement raison d'être convaincu que même s'il te prenait l'envie de révéler au monde ses intentions douteuses, les gens n'en auraient rien à faire. Peut-être qu'il a raison et que nous avons tort ; peut-être que les gens veulent vraiment qu'on leur simplifie la vie au point de sacrifier tout le reste. Qui sommes-nous pour le leur refuser ? Qui sommes-nous pour leur refuser l'aveuglement qui leur ferait tant de bien ? Qui sommes-nous pour leur refuser de laisser tomber ?

Enfin, pour être tout à fait précise (et pas si simplificatrice que le requin et les autres), j'ai un peu exagéré en disant que tous les kidnappés avaient souhaité rester enfermés. En fait, quelques uns d'entre eux auraient préféré être libérés. Le problème, c'est que si certains partaient, c'était fini pour tous. Soit l'étude devrait être interrompue (car faussée par les quelques départs), soit les secours interviendraient pour libérer les autres de force. Ils ne pourraient pas les forcer à partir, mais c'était tout comme car la possibilité de liberté tuait leur excuse pour louper le boulot et renoncer à leurs responsabilités. Bref, ceux qui voulaient rester savaient que, pour ça, il fallait que tous restent. Alors, ils ont bloqué le passage pour que les autres ne puissent pas sortir. En plus, dans le lot des kidnappés, il y avait Xylophone. Comme tu n'es pas sans savoir, l'amoureux de ta tante Cloche est maintenant assez célèbre (quoi que toujours moins qu'elle), et pour une mystérieuse raison (peut-être la bêtise des gens), à un pouvoir de conviction assez élevé. Cet idiot charismatique, qui bien évidemment souhaitait rester, à entamé une petite ritournelle qui a mis tout le monde d'accord.

Enfin, pour être tout à fait précise (et pas si simplificatrice que le requin et les autres), j'exagère un peu en disant que ça a mis tout le monde d'accord. Ceux qui voulaient s'échapper pensent probablement toujours que les autres font le mauvais choix. C'est juste qu'ils n'ont pas eu la force d'argumenter, d'imposer leurs idées, et ils ont préféré se plier à la majorité en concédant que quelques jours de vacances ne seraient pas si catastrophiques (le titre de la nouvelle chanson de Xylophone). Et, comme tu ne pouvais pas sauver des gens qui ne voulaient pas être sauvés, tu t'es mis au travail. Une seule tâche t'incombe à présent : découvrir ce dont tous ces gens auraient besoin pour être heureux. Et, bien évidemment, tu comptes tout faire pour prouver que la simplification n'est pas la réponse. Ca ne devrait pas être trop difficile, sauf s'il se trouve qu'effectivement elle est la réponse.

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