BL

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Longuement, tu as discuté avec chacun des kidnappés de la grotte. Parfois en groupe, parfois individuellement, parfois à travers des jeux de rôles, parfois à travers des débats, parfois en les contredisant, parfois en allant dans leur sens, parfois en les laissant s'exprimer sans les interrompre,… Tu as voulu tester toutes les façons possibles de discuter, toutes les façons possibles de creuser. Je ne sais pas si tu es parvenu à faire émerger la vérité sur ce qu'ils veulent, mais je sais en tout cas que tu n'es pas parvenu à faire émerger la vérité que toi tu aurais voulu entendre. Je sais surtout que, même si jamais tu es parvenu à faire émerger la vérité sur ce qu'ils veulent, ce n'est pas forcément la vérité sur ce dont ils ont besoin.

Tu as fait de ton mieux. Tu t'étais fixé un objectif ambitieux, qui t'avait permis de vivre en paix avec l'idée de travailler pour le requin. Tu t'étais fixé pour objectif de semer la zizanie, en toute bonne foi et dans ton bon droit (comme je te l'avais suggéré !). Tu voulais être le petit grain de sable qui rayerait la machinerie du requin, en lui ressortant des résultats qu'il ne serait pas en mesure d'exploiter dans son intérêt. Mais tu avais fait le pari que la vérité suffirait à ça. Tu avais fait le pari que les réponses des gens prouveraient qu'ils veulent autre chose que la simplification. Tu avais fait le pari que leurs réponses prouveraient qu'ils veulent des choses que le requin n'aurait pas envie de leur donner. C'était le sous-estimer.

Dans cette histoire, tu t'es carrément fait exploiter. D'une manière complètement tordue, le requin a été capable de te faire croire que tu travaillais vraiment pour le bien des gens (pas par la tâche directement, mais surtout en pensant que tu agissais contre lui). D'ailleurs, Yuzu est ravie car elle a rempli la promesse de te confier une mission portant sur le sujet du bien-être (tu sais, celui qui te tenait tant à cœur). La bonne blague ! Le piège ultime ! Travailler pour le bien être, c'est peut-être la meilleure excuse pour travailler contre son propre bien-être. Tu peux être occupé à prouver que la quantité de travail doit être limitée, tu ne pourras pas t'empêcher de ressentir que ce n'est pas valable pour toi. Quand tu travaillais dans la clairière, il y avait une valeur morale à refuser de rester ne serait-ce qu'une minute de trop. En faisant ça, tu professais que le bien-être des gens (qui inclut évidemment le tien) était plus important que le carton. Alors que dans cette nouvelle quête, tu ne comptes plus tes heures. Si tu refusais de travailler toutes ces heures en trop, ce serait comme professer que le bien-être des gens est plus important que le bien-être des gens (ce qui n'a aucun sens). En fait, ce serait presque comme professer que ton bien-être à toi est plus important que le bien-être des gens.

Ce qui était moral dans un autre contexte semble immoral ici ; bien que tu sois un gens au même titre qu'eux, bien que ton bien-être n'ait aucune raison de valoir moins que le leur, et bien que ce qui est valable pour tous ait toutes les raisons d'être aussi valable pour toi. C'est un piège, je te dis. Quand tu œuvres pour le bien-être (ou pour n'importe quelle autre bonne cause d'ailleurs), tu deviens incapable de faire respecter ton propre bien-être. Tu ne sembles plus capable de poser des limites, car si le travail a du sens qui soit du véritable sens et qui ait trait à de véritables valeurs, ce sens est susceptible d'être plus important que le bien-être (même quand il lui est pourtant strictement égal). Le problème, c'est qu'un travail qui n'a pas de sens est tout aussi défavorable à ton bien-être, car alors tu as l'impression de dilapider les ressources de Shoncor pour nourrir le néant. C'est sans issue on dirait.

Au moins, les kidnappés ont été libérés. Ils sont partis plutôt contents, commençant à se lasser de cette vie simplifiée qui est vite devenue dépourvue d'intérêt à leurs yeux. Cependant, ils n'étaient pas contents de retrouver la liberté au point de condamner l'enfermement. Pas du tout même. Les sirops du lendemain laissaient juste penser à qui les boirait que le requin est un visionnaire prêt à tout pour le but ultime qu'est le bonheur, et que même ceux qu'il a kidnappé pour ça le soutiennent et ont été heureux de contribuer à cette tâche d'envergure. La blague ! J'attends de voir quels vont être les résultats de cette tâche d'envergure. Je suis prête à parier que l'humanité ne sera pas un chouia plus heureuse. Mais surtout, sache que ce ne sera pas de ta faute et que rien de ce que tu aurais pu faire n'aurait changé quoi que ce soit.

Il suffit de voir comment le requin a exploité les premiers résultats. Il semble qu'il ait écouté tes recommandations sans chercher à les comprendre. Regarde comme il fait de la charpie de ton chef d'œuvre : « Ce que veulent les gens, c'est travailler pour des gens bons. » Celle-là, tu en étais super fier ! C'était un résultat indiscutable, que tu avais réussi à faire émerger chez chacun des kidnappés. Et surtout, c'était une bonne pichenette dans le nez du requin, qui, quoi qu'en laissent penser les sirops, n'avait vraiment rien de quelqu'un de bon. Mais il ne s'est certainement pas laissé démonter. Il a immédiatement rédigé un décret : « Chacun devra tenir ses ordres d'un jambon. » Parfait, magnifique ! Maintenant, il va faire embaucher partout dans le royaume des milliers de jambons, et (craignant le courroux qui auraient été inévitables s'il avait fait remplacer qui que ce soit) il les placera à des positions intermédiaires partout entre les strates hiérarchiques existantes.

Ces jambons ne sont pas du tout des gens mauvais, et sont même plutôt vraiment des gens bons ; là n'est pas le problème. Le problème, c'est que tout le monde travaillera désormais sous les ordres d'un jambon, sauf les jambons ! Chacun pourra se plaindre au quotidien à un jambon attentionné et compatissant, qui n'en sera pas moins tenu de faire appliquer les directives et les objectifs qui viendront d'autres que lui. Résultat, je doute beaucoup que ces jambons restent longtemps des gens bons. Et, même s'ils le restent en leur fort intérieur, ils n'agiront pas comme tels. Au mieux, tout le monde aura gagné le droit d'avoir pour manager une Yuzu toute mielleuse essayant de faire passer gentiment et humainement des exigences inhumaines et n'ayant rien de particulièrement gentil.

Est-ce de ta faute Persil ? Aurait-ce été différent si tu avais conclu que les gens ne veulent pas travailler pour des gens bons, mais travailler pour des entreprises bonnes ? Enfin, les entreprises n'étant pas des personnes, elles ne sont pas bonnes ou mauvaises. Mais des entreprises qui poursuivraient des fins bonnes et qui considéreraient leurs employés comme des fins non-subordonnées à ces fins là ? Quelque chose comme ça ? Tu te tortures le cerveau avec ce genre de regrets, mais je crois vraiment que ça n'aurait rien changé. Quelque soit la manière dont tu aurais formulé les choses, le requin aurait toujours trouvé un moyen de distordre tes résultats, de les simplifier pour les rendre aisément applicable et ainsi se priver de tous leurs bénéfices.

Il suffit de voir ce qu'il a de ta deuxième recommandation : « Les gens veulent interagir au quotidien, non avec des employés ou des collaborateurs, mais avec des êtres humains ». Crois-tu que si tu l'avais formulé plus clairement, ça aurait changé les choses ? Crois-tu qu'il n'ait pas vraiment compris que tu voulais dire que le travail devait vous laisser une place d'exister en tant que personnes et non simplement comme vecteurs des besoins de l'entreprise que vous vous devez d'intérioriser ? Bien sûr qu'il l'a compris. Mais il l'a simplifié tant et tellement qu'il n'en reste plus rien. Il a embauché une armée de spécialistes chargés de faire pousser des hêtres d'un genre nouveau, dotés des mêmes caractéristiques que les humains. Une fois ceux-ci mis aux points, ils pourront vous servir d'interface. Vous n'aurez plus à interagir les uns avec les autres, mais vous resterez des employés ou des collaborateurs. Vous interagirez avec des hêtres humains, mais ne serez vous-même toujours pas des êtres humains (ni d'ailleurs non plus des hêtres humains). C'était bien la peine d'abattre des arbres de décision, si c'est pour les voir remplacer par des arbres d'interaction. Remarque, vu le mépris que tu as pour la plupart de tes collègues, interagir avec un arbre te sera peut-être plus agréable (enfin, au moins tant que le hêtre n'est pas trop humain).

J'ai du mal à comprendre ce que le requin a à gagner dans tout ça. Je pense qu'il veut sincèrement une humanité heureuse et béate, joyeuse et bête. Mais qu'espère-t-il en prenant des mesures qui seront assurément sans résultat ? A moins qu'il ne pense vraiment que ces mesures puissent suffire ? Se voir stipuler ses objectifs par un jambon mielleux bourré de bonnes intentions peut-il faire oublier que ses objectifs ont pour fin ultime de permettre à une entreprise qui n'en a rien à faire des gens de tirer le meilleur parti de leur exploitation ? Interagir au quotidien avec des hêtres humains qui auraient les caractéristiques positives de l'humanité sans en avoir les défauts permettrait-il une satisfaction à même de vous aire oublier que vous n'avez toujours pas le droit d'être vous-mêmes humains au travail ? Je ne pense pas que le requin puisse vraiment le croire. Mais, en me souvenant de ces kidnappés bloquant la sortie de la grotte, je me dis que non seulement il y croit, mais qu'en plus il a peut-être raison d'y croire.

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