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Rage et désespoir ! Ce n'est pas un cri du cœur de ta mouche qui s'inquiète pour toi (même si ça aurait pu l'être) ; ce sont les deux états entre lesquels tu alternes. La rage, c'est ce qui te permet de tenir toute la journée dans ce bourbier. Cette rage, c'est ce qu'il reste de ton envie de bien faire (de proposer des choses intéressantes, de tenir tes engagements, de contribuer à construire un monde meilleur,…) Tu as l'impression qu'on t'empêche de le faire, en ayant une vague conscience que ce "on" n'est en fait personne, mais en n'en étant pas moins énervé (au contraire). Tu t'obstines, tu t'acharnes, tu te rebelles, et tu t'épuises à faire de ton mieux.

Le désespoir, c'est ce qu'il te reste quand tu rentres chez toi vidé par ces journées passées à essayer sans que jamais ce ne soit assez. Je me souviens d'un temps où, effrayé par le jugement de Shoncor (et participant toi-même à répandre ce que tu croyais être le jugement qu'il aurait eu), tu considérais qu'utiliser son temps libre à ne rien faire était un gâchis impardonnable. Tu pensais que ceux qui glandaient étaient des êtres sans aucune volonté ou motivation. De ceux qui se posaient devant une distraction sans intérêt, tu pensais qu'ils avaient une passion aimantée pour ces futilités. Comment expliquer autrement qu'ils leur consacrent autant de temps ? Aujourd'hui, tu l'expliques très bien ! Ils sont juste trop épuisés et ont besoin de se ressourcer. Le monde est trop épuisé par la vie qui lui est imposée !

On ne choisit pas de consacrer son temps à des distractions inintéressantes par addiction envers elles ou par erreur de jugement. Tu consacre ton (trop) peu de temps libre à des distractions inintéressantes parce que tu n'as pas la force d'autre chose. Tu aimerais pouvoir consacrer ce temps aux choses qui t'intéressent vraiment, mais le temps ne suffit pas pour ça. Il faut aussi des ressources mentales et de la disponibilité d'esprit, sauf que le travail ne te laisse plus rien de tout ça. En rentrant, tu as juste besoin que le rythme de ton esprit se calme, de faire le tri dans tes pensées (de vérifier au passage que tu n'as pas oublié quelque chose d'important), et de recharger tes batteries. Tu parles avec moi, mais seulement en quelque sorte. Tu fais un monologue ininterrompu qui t'aide à ranger tes pensées, mais sans nous offrir la possibilité de faire émerger de nouvelles idées. Pourtant, tu adores les nouvelles idées ! Mais là, tu ne peux pas encaisser une seule information supplémentaire, et c'est vrai que les nouvelles idées contiennent un paquet d'informations supplémentaires à traiter.

Voilà comment ton temps libre n'est plus libre (s'il l'a jamais été). Il ne t'appartient plus car le toi auquel il devrait appartenir n'est plus là. Il n'y a plus que quelques restes de Persil, les loques de ce qu'une journée de travail fait de toi. Ce n'est pas juste le sentiment d'impuissance qui fait ça. Le sentiment d'impuissance, l'impression que tout ce que tu feras ne sera jamais assez, je crois que tu es capable de l'accepter, car tu sais que tu fais de ton mieux. En plus, dans ce cas, ton mieux a beau ne pas être assez pour remplir tes responsabilités et tes engagements, il est utile. Tu fais de ton mieux, et c'est important pour tous ces gens ! Mais oui, ça t'épuise. Ca t'épuise parce que c'est beaucoup, mais ça t'épuise surtout parce que c'est séquencé, broyé, hâché,...

Le travail n'a aucune fluidité. Tu as l'impression de ne jamais avoir le temps suffisant pour t'atteler à ce qui compte vraiment (rien que dans le travail, sans même parler de ton temps libre et de ce qui compte vraiment pour toi dans le fond de ton être). Tu ne peux pas organiser tes tâches selon leur niveau d'importance. Tu es toujours appelé par quelque urgence sans importance mais ayant la prépondérance. Pourquoi cette prépondérance, on ne sait pas trop ; juste parce que les urgences ont une clochette attachée à la jambe et une date de péremption. Il semble que les tâches vraiment importantes (celles qui ont des effets bénéfiques à long terme), ont rarement une date de péremption. Et comme elles n'ont pas de date de péremption, elles passent derrière et finissent par passer à la trappe. Voilà comment tu te retrouves à passer cinq heures par jour à calmer des clients mécontents du retard pris sur leur chantier, et seulement une heure tous les deux mois à tenter de recruter des renforts pour Nif-Nif et Nouf-Nouf.

Pas de temps pour les choses importantes, et pour tout le reste jamais le temps qu'il faut. Le temps est toujours fixé d'avance, chaque discussion chronométrée et chaque courrier millimétrée. Aucune chose ne peut prendre le temps qu'elle doit prendre, car toutes les choses doivent prendre le temps qu'on a prévu qu'elles prendront (toujours ce "on" mystérieux). Bien sûr, il n'y a pas de normes sur absolument tout, et certaines tâches n'ont aucune durée prédéterminée. Sauf que quand aucune durée n'est prévue, celle qui s'applique par défaut est "le plus vite possible". Forcément, car il y a toujours un millier de choses à faire derrière, ou un millier de choses que tu crois devoir faire. Et bien sûr toujours des interruptions, la nécessité de basculer à tout moment d'une tâche à une autre, d'une pensée à une autre, et le risque d'oublier des éléments en cours de route, de ne plus savoir ce que tu faisais et de ne plus savoir ce que tu dois faire.

Voilà des pratiques que Shoncor ne devrait pas accepter ! Prendre des petits bouts de lui découpés à la hachette et rebalancé dans le vide de manière aléatoire, devant être attrapés au vol par qui le pourra ; c'est vraiment n'importe quoi ! Celui que tu prenais pour un Dieu n'est qu'une victime. Et toi aussi, Persil, tu es une victime. Tes ambitions se réduisent. Arriver à faire construire la ville en pierre que tu dois créer ? Même pas en rêve. Mener une autre quête centrée sur la réduction de l'incohérence de ce type de fonctionnement ? Le rêve d'une autre vie. Là, maintenant, tout de suite, tu rêves juste de pouvoir te concentrer une heure ou deux sur une même tâche. Même une tâche barbante ou difficile, même une tâche désagréable ! Juste te concentrer, t'immerger, diriger ton attention dans une seule direction, pendant une plage de temps donné. Quel luxe ce serait !

Je ne sais pas si tu pourras t'offrir ce luxe, mais ce qui est certain c'est que ton chapeau de recommandateur va se couvrir de nouvelles rayures. Honnêtement, entre les deux cadeaux, ce n'est pas celui que tu aurais choisi. Mais c'est comme ça. Enfin, c'est comme ça normalement. Après, il y en a quelques uns qui choisissent de sortir de ça, mais je ne pense pas que tu pourrais ; tu as trop d'intégrité professionnelle pour accepter de mal faire ton boulot. Mais c'est vrai que c'est ce que certains font, volontairement (en tout cas, c'est ce que tu as entendu dire sur la falaise). Tu l'as bien vu ; plus tu en fait et plus on t'en demande, jusqu'au moment où la demande te rend incompétent. Certains ont choisi de s'arrêter avant cette étape.

Il y a pas mal de recommandateurs qui sont là, satisfaits avec sur la tête leur haut-de-forme qui ne prendra probablement aucune nouvelle rayure, mais gérant au quotidien une charge mentale qu'ils jugent convenable. Enfin, c'est ce qu'ils disent. Moi, je trouve qu'il y aurait une charge mentale pas possible à maintenir pareil équilibre. Imagine, savoir où s'arrêter pour en faire le moins possible tout en donnant l'impression que tu fais ton maximum. Parce que bien sûr, si tu ne donnes pas l'impression de faire ton maximum on te jettera de la falaise (pour rappel, Colchique t'a quand même dit en t'accueillant le premier jour que ce que l'on attendait de toi était que tu sois supérieur aux attentes). Je ne vois pas trop l'intérêt de mettre dans ce faire-semblant l'énergie que tu pourrais mettre à faire ton travail. Mais c'est vrai qu'il y a un intérêt si ça permet qu'on ne t'en demande pas plus la fois suivante, et ensuite toujours plus indéfiniment jusqu'à l'implosion. Mais ça ne peut décemment pas être la solution ! Et puis toi, Persil, imagine; essayer de paraître moins brillant que tu ne l'es ! Ca te tuerait !

Alors tu préfères continuer à t'épuiser comme ça, en attendant que ça change. Parce que ce qu'il y a de bien quand on est recommandateur, c'est que ça change toujours, qu'il y aura toujours une autre quête derrière. Peut-être que la dernière pierre sera pêchée, peut-être qu'ils se débarrasseront de toi face au nombre de clients mécontents, ou peut-être que quelqu'un découvrira que la brique est plus stable que les pierres. Peut-être que ça finira tragiquement mais, ce qui est certain, c'est que ça finira. Et, quoi qu'en pensent tes collègues, ils ne t'en demanderont pas forcément plus sur ta prochaine quête, car l'attribution des quêtes est quasiment aléatoire (qui aurait pensé un jour que je verrai ça comme un avantage ?).

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