Le Spationef Coincé (31)

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La Fumée me précède, tout en vapeur colorée, dans des coursives grises truffées de conduites de chauffage argentées. Un vrai dédale dont je serais incapable de sortir tout seul. Je me sens presque rassuré de constater que mon nuage spatial n’hésite pas une seconde à tourner à droite, à  gauche, semblant tout aussi pressé que moi de quitter les lieux. Quand nous sortons enfin de ce labyrinthe c’est pour déboucher sur un immense parking bas de plafond. Vous savez quoi ? Je commence à en avoir un peu assez de ces atmosphères confinées, de ces salles trop basses ou toujours trop grandes pour ma petite personne ! Je commence sérieusement à rêver de ciel bleu et de grand air. Non pas que la climatisation m’ennuie, mais l’idée d’une petite brise fraîche comme une bière me manque soudain…

La Fumée stoppe sa course, se transforme en flèche pour m’indiquer la direction à suivre. Dois-je poursuivre ma route tout seul ? D’abord, je vais prendre deux minutes pour reprendre mon souffle. Je suis plié en deux, les mains appuyées sur les genoux et je suis hors d’haleine. Hé, mon corps est loin de ses vingt ans… A ce sujet, d’ailleurs, je commence à m’inquiéter un peu : retrouverai-je bientôt ma véritable apparence ? Je n’ai rien contre les oiseaux des îles, par contre l’idée d’être militaire, même à la retraite, m’indispose un peu maintenant que j’ai le droit de le penser.
A moins que ce ne soit le poids des médailles pendues à mon veston... je ne sais pas !  En attendant, mes poumons se consument entre mes côtes pendant que mes pauvres jambes de septuagénaire menacent de déclarer forfait. La Fumée patiente, clignote de temps en temps, comme pour ne pas s’endormir. Ou pour m’en empêcher ?
Quand, enfin, ma pile cardiaque retrouve sa fréquence habituelle, j’en profite pour jeter un œil (que je récupère tout de suite, des fois que…) dans la direction indiquée par mon sauveur.

Et, pour une fois depuis le début de mes rapports avec Agent, les choses semblent vouloir aller dans le bon sens. En effet, à quelques dizaines de mètres, une grosse et luxueuse berline m’attend, entourée de quelques hommes en costumes et lunettes noirs. Des potes à Agent, à n’en pas douter. Un dernier regard amical à La Fumée qui se fend d’une petite pirouette avant de retourner vers le champ de bataille, là-haut dans les amphithéâtres, et je me dirige vers la voiture. Un des types m’ouvre une portière, et le moteur démarre. Nous sortons enfin à l’air libre.
Dehors, le soleil brille de tous ses feux.

La voiture est équipée d’un beau téléphone, genre bois rare brillant et j’en profite pour appeler mes potes, histoire de convenir d’un rendez-vous rapide et discret.
Je pianote quelques messages rapides : vont voir de quel bois on se chauffe l’hiver, nous, les américains sauveurs du monde !
La voiture continue sa route vers une destination toujours inconnue quand, sans prévenir, une énorme explosion se produit dans le bâtiment de l’ONU !

Enfin, pas énorme-énorme, mais quand même, ça fait un barouf incroyable ; il y a des fenêtres qui partent en morceaux un peu partout sur quelques étages, une gigantesque boule de feu orange consume des milliers de mètres cube d’air et champignonne méchamment dans l’azur ! Instantanément, c’est la panique sur les boulevards. Mon chauffeur s’arrête un peu plus loin, coincé par les encombrements monstres qui se forment un peu partout. C’est le moment pour moi ! J’en profite pour me faire la belle. J’ai vite fait de me glisser dans la foule, et je cavale comme je peux pour m’éloigner au plus vite pour me débarrasser d’un agent dont je ne suis pas persuadé de la bienveillance. Après tout, j’ignore toujours d’où viennent tous ces mecs. Et puis, une explosion vient de se produire mais qui en est l’auteur ? Obi Wan et ses fous furieux ou les Agents ?
Je me cache un peu plus loin et j’observe comme je peux. C’est l’effervescence au pied des Nations Unies, les flics fourmillent, bloquent les accès, assistent quelques personnes à terre. Une large colonne de fumée noire s’élève à New-York, une fois encore.

Une véritable procession de véhicules rouges, sirènes hurlantes, se dirige vers le bâtiment en feu. J’aperçois les employés quitter les lieux dans la plus grande panique, débordant déjà les quelques forces de police sur place. Je ne sais quelle catastrophe s’est déroulée là-dedans mais il est évident que l’incendie progresse à grande vitesse. Il dévore maintenant plusieurs étages et les soldats du feu n’arrivent tout simplement pas à le contenir.
Pauvre Grosse Pomme…toujours la cible des pires catastrophes. Que va-t-il se produire ? L’ONU sombrera-t-elle comme le World Trade Center, entraînant dans sa chute quelques autres bâtisses autour d’elle ?

Les hélicoptères des journalistes-charognards sont déjà là, bourdonnant comme de gros hannetons. Je suis encore trop près du site… Il faut que je m’éloigne, que j’attrape un taxi pour rallier Harlem, dans un petit parc où j'ai donné rendez-vous à mes amis. Malheureusement, tous les taxis sont coincés dans les embouteillages et quelque chose me dit que les transports en commun ont dû être neutralisés par mesure de sécurité, le temps pour les Autorités de connaître les raisons de cette explosion.
Je n’ai donc pas d’autre choix que de persuader mes chers petits pieds de remplacer les moteurs à explosion…

J’observe la danse des hélicos quand, soudain, dans un grand « boom » supersonique, une trainée de vapeur blanche comme du lait se dessine en plein ciel. Sur le coup, je pense que notre Armée a envoyé quelques avions de chasse en patrouille pour surveiller la ville mais je n’arrive pas à voir de quel appareil il pourrait s’agir. C’est tout juste si j’arrive à distinguer, et encore n’en suis-je pas très sûr, une vague chose filiforme rouge et bleue. Un missile ?

L’appareil inconnu fait des boucles pour ralentir son incroyable vitesse, provoquant de superbes arabesques claires dans le ciel. Mais, foin de poésie malvenue : le truc volant semble soudain perdre le contrôle de sa trajectoire et vient percuter de plein fouet la face nord de l’ONU !

L’appareil pénètre les fenêtres sans seulement freiner sa course et traverse tout le bâtiment pour en ressortir côté sud. Les dégâts doivent être terribles et les pilotes, s’ils vivent encore, ne doivent plus être en mesure de contrôler leur trajectoire.
Soudain inquiet, je vois la chose volante se diriger droit sur moi !

Ah non, hein ? Pas encore pour ma pomme ! Ça commence à bien faire, maintenant !

Alors, je prends mes jambes à mon cou et je fonce me protéger sous le store en tissu d’un petit restaurant. Bien sûr, un peu de tissu ne me protègera de rien en cas de grabuge mais si je ne suis plus visible sur ses radars, j’aurais peut-être une chance de lui échapper.
Mais non : dans un vacarme assourdissant, j’entends s’approcher l’objet à très grande vitesse. Mais… Il n’y a pas que le bruit des molécules d’air malmenées qui hurlent leur arrivée ! J’entends de plus en plus distinctement… une voix !

Et ça dit comme ça, ou à peu près :

-    Mais, bordel ! Quel est le con qui a réglé mes gouvernes comme ça ! Non, mais regardez-moi ce travail ! Je vais froisser mon costume !

Terrorisé, je me jette à terre et je me couvre le visage de mes mains. Je ne sais pas pourquoi, mais je fais ça, voilà. Et puis, pendant les quelques secondes à vivre qu’il me reste, je me fais une curieuse réflexion… Un costume ???
Pas le temps de pousser mes pensées plus loin pour le moment. Les vitrines du restaurant sont soufflées en un instant, le store protecteur s’arrache du mur dans le bruit tonitruant d’un tissu qu’on déchire d’un coup sec, pendant qu’une tornade d’air brûlant me parcours le dos. Dans la seconde qui suit, l’appareil termine sa course dans un fracas terrible, à quelques centaines de mètres de là. J’entends les sons caractéristiques de voitures embouties par d’autres voitures. Je ne suis pas mort.
C’est bien, hein ?

Je ne suis même pas blessé ! Mon costume s’est peut-être un peu déformé, j’ai l’impression de nager dedans, soudain. Surpris, je regarde mes mains : elles dépassent à peine des manches.
Mais voilà une bonne, une merveilleuse nouvelle ! Je reconnais mes mains, je veux dire celles que j’ai toujours eues, les miennes quoi, pas celles d’un illustre potentat des îles ! Je me relève d’un bond, tente de me regarder dans le reflet des vitrines pour m’assurer d’avoir retrouvé ma silhouette à moi, mais…plus de vitrine dans le périmètre, c’est vrai…

Sans me préoccuper des restes du monde qui semble partir en quenouille tout autour de moi, je veux trouver le moyen de m’admirer dans un miroir, une vitre, une fenêtre, bref, un truc qui réfléchit un peu, quoi !
Bien sûr, je trouve mon bonheur un peu plus loin et, en effet, je suis redevenu tel que j’ai toujours été ; un bon gros américain, mafflu, joufflu. J’ai même retrouvé mes lunettes à grosses montures noires ! Par quel prodige ? Je ne sais pas, mais je m’en moque pas mal !

Tiens ! Et si je m’inquiétais des malheureux pilotes qui se sont vautrés dans les poubelles au fond de la rue ?  Allez, une bonne action puisque je peux célébrer le retour à mon apparence normale !




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