Le Spationef Coincé (32)

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Une longue trace noire et encore fumante sur le bitume me guide tout droit vers l’impact. A voir l’état des poubelles qui ont finalement accepté de recevoir l’engin (après de turbulentes négociations, c'est vrai...) il ne doit pas rester grand-chose de son équipage.
Je devrais peut-être m’abstenir ? Petite nature comme je suis, je risquerais de ne plus avoir d’appétit. Je reste donc à quelques mètres prudents de l’amas de fer et de plastique, un peu indécis. Malgré tout, je ne peux quitter la scène des yeux. Plusieurs voitures ont été embarquées et sont froissées comme des mouchoirs. Ça fait un gros paquet de déchets empilés avec, probablement, les restes de l’appareil qui s’est écrasé quelque part là-dessous.
Bizarre quand même que je n’en aperçoive rien. Pas un réacteur, pas un morceau d’aile, pas de roue crevée. Même pas une petite odeur de kérosène... Rien de rien ! Si ça trouve, tout ça s’est volatilisé, le reste des débris n’arrivant qu’avec le terrible maelström d’air final.

Derrière moi, j’entends les bruits de nouveaux secours qui arrivent. Rassuré par ces bruits, à tort ou à raison, je m’approche au pied des débris. Soudain, j’entends quelques grincements, tout au fond ! La seconde d’après, je plonge au sol pour éviter une première voiture qui s’envole du tas.  Ça fait comme une mini tornade qui est venue de nulle part et qui nettoie tout en un clin d’œil. Tout a disparu, sauf le truc bleu et rouge que j’avais vaguement repéré tout à l’heure.
Abasourdi, je me relève et m’approche doucement. Décidément...

Il est temps pour moi de vous présenter Superman.
C’est un géant de deux bons mètres, sculpté comme les femmes les adorent, les cheveux noirs et gominés, les traits fins et le nez droit comme…un nez droit. Le super-héros se relève en souplesse, se frotte les avant-bras pour chasser les poussières et autres cochonneries collées à sa tunique. Il n’est même pas décoiffé… un comble !  Il sifflote et marmonne en même temps, sans seulement se préoccuper de moi. D’ailleurs, je pense qu’il ne m’a pas remarqué. Quand il a fini son petit manège, il se plante face à moi, les mains sur les hanches, les jambes bien campées et me dis d’une voix martiale :

-    Tiens, toi le p’tit gros, là, tu veux bien ramasser ma montre ? Là, à tes pieds, banane !

Je ne l’avais pas vue… Servile face au molosse volant, je m’exécute, espérant un remerciement, une tape sur l’épaule ou un petit signe de ce genre. Mais que dalle ! Ce gros prétentieux remet sa tocante à son poignet, continue de s’épousseter sans s’occuper du reste. Il se penche sur lui-même, remarque une petite estafilade sur son collant, que je trouve soudain ridicule à souhait, pile à l'endroit stratégique... et râle soudain :

-    Et voilà, je l’avais bien dit : j’ai abimé mon costard ! Pas possible de voir ça, merde à la fin ! J’arrête pas de dire à Maria que les fibres sont pas assez serrées, que ça me fait prendre les turbulences de travers et que j'en perds mes trajectoires supersoniques. Merde, merde et merde ! Je suis bon pour aller chez le fripier pour me refaire un collant. Au prix que ça coûte !

Énervé au-delà du raisonnable, il lève enfin le menton et me prend à témoin :

-    Hein, t’en penses quoi, toi, le p’tit gros ? Tu f’rais quoi à ma place ? Tu la vires ou pas ?

-    Bah…je ne sais pas trop. Mais pour votre costume, je mettrais bien une rustine, enfin, j’veux dire, une pièce pour dissimuler ça mais, bon, je ne sais pas. J’suis pas un héros, moi, fais-je avec prudence.

-    Une pièce ?

-    Bah oui, un petit truc en tissu, comme on poserait un autocollant sur une voiture pour dissimuler une tâche de rouille, vous voyez ?

-    Mouais…pas con.

 Je ne sais pas quoi penser : le mec vient de se fraiser la poire sur le bitume à Mach je ne sais pas combien et il se soucie seulement de l’état de son costume !

-    Vous…vous n’avez rien de cassé, au moins ? lui demandé-je d’une voix hésitante.

-    Bien sûr que non, p’tit gros ! Bon, tu me fais un topo de la situation, s’t’plaît ?

Il me court déjà sur la prostate, celui-là avec ses « p’tit gros » ! Mais, parce qu’il est plus fort que moi, je préfère me taire. Donc, je lui dresse le tableau de la situation, en quelques mots pour ne pas lui faire perdre de temps.
Il n’a pas l’air surpris.

-    M’étonne pas, tout ça, confirme-t-il en plissant les yeux alors qu’il regarde vers l’ONU en feu. Encore un coup d’Obi, ça ! Bon, bouge pas de là, j’m’en occupe. Ou plutôt, si ; bouge ton gros popotin vers le bâtiment, on sait jamais : j’aurais peut-être besoin d’un boulet comme toi.

Rhaa…mais il m’énerve, c’lui-là !
Pas le temps de lui dire, bras tendus, il s’élance dans le ciel et m’abandonne sur place !

-    Il est pas commode, hein ? me fait une voix derrière moi.

-    M’en parlez pas ! commencé-je, en me retournant.

Misère de mes os ! C’est une réunion ou quoi ?
Face à moi, puisque je viens de me retourner, voilà qu’une silhouette sort de l’ombre d’une porte dissimulée : Batman !

-    Je sais ; un poil narcissique, le héros bleu-jaune-rouge, ricane-t-il. Pourtant, avec son costume de clown, moi à sa place, je ferais profil bas. On dirait une tantouse !

-    Oouha…Batman !  Pardon, M’sieur Batman ! C’est un honneur pour moi. J’ai lu toutes vos aventures, vous savez ?

-    Merci, mon brave… C’est sympa, vraiment.

Alors celui-là roule aussi sa caisse, avec un peu plus de classe probablement à cause d’une éducation anglaise, mais je sens que je ne vais pas lui accorder plus de valeur qu’à celui qui vient de prendre les airs.

-    Bon, j’ai tout entendu, alors pas la peine de répéter ton histoire, mon ami. On se revoit une prochaine fois, ok ? Et si tu croises Robin, dis-lui qu’il doit finir mon repassage !

Il lance un filin qui s’accroche aux marches d’un escalier en fer puis disparaît dans la foulée, direction l’ONU, lui aussi.  A mon avis, ça va bouger pas mal là-bas et la curiosité me prend d’aller voir le spectacle… Alors, j’y vais ! Je commence à connaître le quartier, cela ne me prend donc que quelques minutes. A peine arrivé, j’aperçois une foule compacte de gens agglutinés à la base du bâtiment qui flambe toujours. En fait, ça court, ça cavale, s’interpelle, se fait de grands signes pour rien dire. En prêtant un peu l’oreille, je ne serais pas surpris de constater qu’ils en sont déjà à s’insulter, voire à se menacer. Mais ce n’est pas là le plus grave !

Alors que je m’avance pour voir de plus près, voilà qu’Obi Wan et toute sa clique font une sortie en masse ! Ils sont noircis de partout, les poils à moitié roussis et les fringues en lambeaux. Le Jedi mène l’assaut avec un manche à balai, nouveau modèle de sabre laser peut-être, et vocifère plein de choses qui se perdent dans la clameur générale. Tout de suite après eux, je distingue clairement Agent et ses compères lancés à leur poursuite. Trop occupés à s’occuper de leur propre sort, les humains ne cherchent pas à comprendre ce qu’il se passe et se contentent d’ouvrir la voie pour ne pas se faire piétiner.
Arrivés au sommet du majestueux escalier de marbre de l’ONU, Kenobi s’arrête une seconde, semble chercher une issue pour s’échapper quand, stupéfait… il me reconnaît !! Moi, un peu trop à découvert, misérable étourdi que je suis, il me désigne d'un doigt vengeur !
Et là je comprends sans le moindre doute ce qu’il dit à ses sbires qui, sans attendre, dévalent les marches et se ruent dans ma direction.
C’est pas de bol, avouez ?!
Heureusement, maintenant je sais ce qu’indique mon petit manuel de survie : dans ces cas-là, se tourner dans le sens opposé à ses poursuivants et courir plus vite qu’eux, le plus longtemps possible, le temps de trouver une planque !

Aaah…les rues de New-York en fin d’après-midi, les rives de l’Hudson en plein soleil, vous m’en donnerez des nouvelles ! Je n’ai qu’un pont en face de moi et il est long comme un jour sans pain ; avec mes kilos superflus, ils me rattraperont en moins de deux ! Je cours comme un qui aurait le feu quelque part mais j’entends déjà les premiers cris satisfaits de mes poursuivants. Il est temps de décider quelque chose, j’arrive presque à la moitié du pont et tous ces sauvages vont me tomber dessus dans moins de pas longtemps !

-    Allez, fils, trouve une idée maintenant ou c’est la fin des haricots ! m’exhortè-je d’une voix désespérée.

Alors, un coup d’œil à gauche pour constater que le parapet est un peu plus bas à cet endroit de ma course. Sans prévenir, je bifurque sans changer d’allure et, une fois encore, je plonge dans l’inconnu ! En fait, dans les eaux sales de l’Hudson…

La chute est interminable, je retiens mon souffle en vue de mon amerrissage mais je ne tiens pas plus de trois secondes avant de le reprendre. Je n’aurais pas dû ! La bouche grande ouverte, je touche la surface gelée de la rivière pour me prendre la tasse du siècle. J’ai l’impression d’avaler le fleuve en entier ! Un peu sonné par le plat monumental que je viens de faire, je ne suis pas loin de perdre connaissance mais, quand je réalise que quelques sauvages ont sauté aussi, je me dis qu’il n’est pas question de lâcher la rampe maintenant. Alors, à moitié noyé et à moitié assommé, je me force à remonter le plus vite possible à l’air libre. L’eau n’est pas mon élément ; je nage maladroitement, mes vêtements entravent mes gestes. Heureusement, je ne suis pas le seul à avoir perdu tous mes gênes de poisson : les autres réalisent un peu tard qu’ils ne savent tout simplement pas nager et coulent comme des pierres au fond de l’Hudson.

C’est un peu triste pour eux mais, pour ce qui me concerne, je m’en sens un peu mieux…
Enfin, presque mieux. Disons que je mourrais par mes propres moyens. Noyé !
Je suis à deux doigts de perdre connaissance quand voilà que je sens qu’une poigne d'acier me saisit au col et me ressort en un instant des flots gelés.

A l’altitude soudaine que je prends, sans parler de la vitesse à laquelle je grimpe vers les nuages, j’ai vite compris, tout étourdi que je suis, que c’est Superman lui-même qui vient de me sauver !
Et la grimpette continue…continue… Au point que je me sens autorisé à protester un peu

-    On est trop haut ! Il fait froid et je manque d’air, bordel !

-    Mais qu’est-ce que tu racontes, p’tit gros ? L’air est parfait, regarde ; -34° ! Et tes fringues sont sèches, maintenant. Je le sais parce que c'est exactement ce que je fais pour mon costume !

-    Mais, patate colorée, il faut redescendre sinon vous allez déposer un gros gigot congelé, tout à l’heure !

Surpris de ma réaction, un poil déçu aussi, il descend rapidement vers le sol.

-    Mais moins vite, bougre de sauvage ! Je vais perdre ma peau !! hurlé-je sans me faire entendre.

La vitesse me coupe le souffle, ma chemise part en quenouille, mes chaussures ne sont plus que des souvenirs que mes orteils malmenés regrettent durement ! Pas donné à tout le monde d’être un super-héros, dites-donc ! Faut être super-équipé aussi !

Heureusement, l’atterrissage se passe sans problème : réduction des gaz, sortie des volets à 45°, un peu de réchauffe pour ne pas geler les carburateurs, un peu de douceur dans les commandes, 3% de pente et…on se pose enfin ! Je suis tout bleu, violet, rouge de froid, de chaud, de peur, de colère, de soulagement. 
Je m’allonge pour reprendre mes esprits pendant que l’autre ahuri repart dans les cieux, direction l’ONU…



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