Le Spationef Coincé (45)

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Il est insignifiant, petit, rondouillard, le visage bouffi et parsemé de quelques vilaines verrues graisseuses. Derrière l’épaisseur des verres de ses lunettes à monture noire, ses paupières tombantes n’inspirent pas la confiance. Plutôt la défiance. Toute sa personne n’émet qu’une aura un peu nauséabonde, presque méphitique. Un petit diablotin à lunettes.
Les autres, d’abord surpris de voir s’avancer cette marionnette qui n’inspire que le mépris ou l’ironie, se disent en silence que sous la silhouette un peu ridicule du personnage se cache peut-être un personnage hors du commun. Un simple coup d’œil permet de confirmer qu’il le croit, lui…
Sûr de son petit effet, il attend quelques secondes avant de parler. Le silence est maintenant palpable, plus massif que le bruit des combats qui continuent tout autour d’eux.

-    Mes amis, commence-t-il, notre planète est à l’aube d’un nouveau monde… Après plusieurs centaines de millions d’années d’errance, nos continents sont en passe de s’unir enfin. Oui, telle la résultante merveilleuse d’une tectonique des plaques qui aurait hésité bien longtemps avant d’en comprendre ses bienfaits, notre Terre nourricière prend enfin la mesure des dangers qui la menacent et, pour la première fois depuis longtemps dans l’Histoire des Hommes… elle nous rassemble en ce lieu, Terre de Liberté chère à tous, pour nous unir, nous, ses enfants, pour anéantir ces gens issus d’un univers dont personne ne veut et rendre à nos peuples la jouissance du Paradis dont ils sont les uniques gardiens.

L’entrée en matière fait son petit effet. Bel orateur, à n’en pas douter malgré une forte propension à ne dire les choses qu'au rythme de deux mots à la fois, le lyrisme du discours ne manque pas de toucher les plus crédules. Pour un peu, les plus réceptifs en auraient les poils qui se hérisseraient… Il y en a déjà qui échangent quelques regards complices, qui tenteraient presque un petit geste, quelques mots conciliants, un rapprochement amical, voire affectueux.
Les autres, plus rusés, détectent immédiatement le personnage. Ils se savent en présence d’un redoutable adversaire, d’un aspect un peu…gauche, certes, mais doué d’un sens remarquable de l’hypnose ! Aussi font-ils preuve de prudence et attendent-ils la suite.

-    A vous tous ici présents, reprend-t-il, vous qui savez les risques qu’il faudra assumer pour mener à bien notre tâche, je voudrais dire ceci : votez pour moi !

Ça y est, le mot est lâché. Bien sûr, la traduction de toute cette intervention prend quelques bonnes minutes. Pour éviter toute confusion, le président a pris soin de parler lentement, distinctement, aussi n’y-t-il pas de mauvaise surprise. Sauf que personne dans cette assemblée ne semble décidé à lui donner quitus. La preuve :

-    Moi, Ernesto Do Las Fuentes y Alcazar Del Rey Do Rio Dorado y Cortès Montesuma Pablo Del Pueblo Del Mar Nortega y Corazon, présidiente do Brasil, yé chuis à pô près d’accordo abec lo que dice usted, pero.., mon cher monsieur…monsieur como déjà ? fait le président du Brésil.

-    Je vous remercie mon cher Monsieur Ernesto Do Las Fuentes y… euh… Ernesto ! Je suis le président Moudubout, François Mou-du-bout, pour vous servir, répond l’intéressé avec application.

-    Gracias. Diga me, cher amigo Francisco, como comptez-bous faire… para nous convaincre ?

Le brésilien a dit cela en roulant les « r » avec volupté, bien entendu, mais aussi avec un curieux petit air suspicieux… Celui-ci ne doit pas manquer non plus d’un certains sens du spectacle, car il rallie assez vite bon nombre d’indécis, qui commencent à leur tour à montrer quelques signes de réticence au projet du Français. Il est temps, donc, de calmer les ardeurs de la dissidence :

-    Eh bien, mes chers collègues, sachez que la France, Terre des Lumières grâce à EDF et ses 58 réacteurs nucléaires, est à même de proposer une série de solutions anti-extraterrestres dans un délai record. Je vous propose donc une solution globale, une simplification de nos rapports, un allègement de nos différents : je le nomme… pack d’offensives tout azimut. Fruit d’une réflexion intense que je me suis imposée depuis plusieurs minutes, tous les matins devant mon miroir en me rasant, je ne doute pas un instant, mieux : je suis sûr, je sais que je nous débarrasserai de tous nos ennemis. D’ailleurs, si je venais à manquer à mon plan, je vous le déclare solennellement : je rendrai mon titre de président…

-    Et ça consiste en quoi, old buddy? demande l’américain.

-    Élémentaire, mon cher John, élémentaire ! Simplissime parce que tous mes homologues ont besoin d’un plan simple, pas dur à comprendre pour mieux l’exécuter ! Lequel ? Celui-ci : une attaque massive qui consistera à attaquer par la Gauche, en faisant croire qu’on arrivera par la Droite, sans négliger une petite percée au Centre, rendez-vous incontournable de tous les indécis, et puis une petite pioche par les extrêmes, histoire de rallier tous ceux qui penseraient qu’un évitement généralisé permettrait une victoire incontestable. Ensuite, quand toutes les armées se rejoindront pour la curée, alors nous pourrons imposer un nouvel ordre mondial, qui s’étendra de l’Occident du nord à l’Occident du sud !

-    Mais… ! s’étranglent quelques présidents qui, géographiquement parlant, ne se sentent pas concernés par le plan du français.

-    Non, mes amis, non… les interrompt-il immédiatement. Faites-moi confiance : personne ne sera oublié ! C’est un président français qui vous parle, n’oubliez pas ! Et la parole d’un président français…ça n’a pas de prix, vous comprenez ? fait-il en usant d’une voix étrange, un peu sifflante.

Comme un serpent qui serait en train de cibler quelque proie de choix…

-    Oui, faites-moi confiance… Avec vous derrière moi, je sais que nous assisterons à l’avènement d’un nouvel ordre mondial, basé sur l’égalité des riches et des puissants, servis par des continents entiers de populations soumises et heureuses de l’être ! Ayez confiance ! Alors que nous sommes au bord du gouffre, faites un grand pas en avant avec moi !

Le français, plongé dans son mesmérisme politique, en oublie un peu les règles de la diplomatie mondiale qui fonctionne en termes ultra-codés. Même si les mots diplomatiques, qui sont plus alambiqués que le langage des rues, expriment les mêmes délires, finalement. Toujours est-il que le président du pays des fromages qui ne passent pas les douanes nord-américaines continue de pérorer, inconscient du malaise énorme qu’il provoque dans l’assemblée des présidents… Non pas à cause des finalités du projet, non… Simplement, ils sont abasourdis par les élucubrations du personnage !

-    Ach…vous poufez nous redire za, calmement, mein liebe ? demande Frau Choucroute. Cheu neu suis pas zûre d’afoir tout kompris, à frai dire…

-    Normal, ma chère amie. Vous n’êtes qu’allemande, après tout, répond-il en papillonnant des paupières. Il est bien connu qu’en termes de stratégies militaires, vous ne fûtes jamais une nation au fait de ce genre de choses. Mais, bast, je vous pardonne. En toute bienveillance, retenez bien ! Alors, je recommence, mais je demande à l’assistance de bien vouloir écouter avec attention parce que, nous les Français, nous avons pour habitude de nous faire comprendre rapidement. Parce que nous savons mieux que tout le monde ce qu’il convient de faire pour sauver le monde. 

Il attend un peu pour s’assurer que sa demande, bien française en effet, soit traduite pour les représentants des sous-peuples auxquels il daigne accorder un peu de son temps et de son génie. Malheureusement, ses déblatérations amusent plus ses confrères qu'autre chose. D'ailleurs, il y en a même un qui semble carrément se foutre de lui.
Ce qui explique, indubitablement, les rires qui fusent au fond de l’assemblée. Tout le monde se retourne pour regarder celui qui ose l’affront.
C’est un vieil homme aux cheveux rares et blancs, qui déborde de son costume, pourtant sur mesures, et qui se bidonne de plus en plus fort. Au point que, très vite, il devient rouge pivoine à force de se tenir les côtes.
Un peu vexé, comme tout homme politique français qui se voit contesté, Moudubout fend la foule pour demander à l’inconnu un peu plus de retenue mais quand on se découvre pour adversaire Gueuse-Lambick Ier en personne, ci-devant roi de Belgique… eh bien, il est indispensable de s’avouer vaincu, au moins temporairement.
Temporairement, parce que la force de conviction d’un homme politique de l'envergure de François Moudubout, qui sera un jour surnommé dans le monde entier Pack-Man, il est évident que renoncer est chose inconcevable. En homme avisé, il décide donc de se taire pour le moment, attendant que la majesté qui sent un peu la moule-frite au vin blanc se calme enfin. Ça prend quelques minutes… L’autre se marre comme une baleine, tous les fanons de son râtelier en or massif à l’air. De plus en plus déconfit, Moudubout commence à trouver le temps long.

-    Je ne comprends pas les causes de votre hilarité, Votre Altesse, fait-il un peu pincé.

Mais l’autre continue de rire, ce qui entraîne fatalement quelques autres. Voyant cela, le président français le prend de plus en plus mal. Au point qu’il ne tarde pas à changer de ton et d’attitude.

-    Dites-donc, Vot' Majesté, je me permets de vous rappeler que l’heure est grave. Votre désinvolture, toute royale qu’elle est, est tout à fait incongrue !

Il est maintenant rouge de colère contenue et tout le monde sent bien qu’il atteint les limites de sa patience. D’ailleurs, il s’approche du roi, assis sur un banc en béton.

-    Maintenant, ça suffit ! Ce n’est quand même pas un roitelet à la tête d’un pays grand comme trois de mes plus petits départements qui va se permettre de foutre le bordel dans ma stratégie mondiale, je vous préviens !

Fatalement, ce genre de discours n’a pas les mêmes effets qu’au départ. L’interpelé cesse de rire immédiatement. Et il se lève. Il est un peu plus grand que le modeste président français. En fait, beaucoup plus grand. D’ailleurs, une fois qu'il arrive au sommet de son ascension, il domine largement l'assemblée et Moudubout se retrouve le nez en l’air, proche, très proche du nœud de cravate de l’autre. Trop ! Il prend donc la mesure des risques… Une négociation express s’impose mais le souverain, passant du rire à la rogne, toise son voisin frontalier d’un mauvais regard.

-    Trois départements, dites-vous ?

-    Euh…si je me trompe, ça ne doit pas être de beaucoup !

-    Fieu ! Tu veux que je te baffe, une fois ? menace le roi.

Et voilà…c’est reparti. Voilà les deux francophones en pleine empoignade ! Et comme les autres ne savent pas quoi faire de leurs poings, eh bien ils recommencent aussi, peu importe celui qui fait les frais d’une rencontre imprévue avec un paquet de phalanges. Finalement, les politiciens ne sont pas plus fréquentables que les voyous des rues ! Ils se battent en costume de luxe, c’est tout. On se croirait dans un fameux village breton, celui qui résiste encore et toujours à l’envahisseur.
Sauf que l’envahisseur, il est là, maintenant.
Et pas qu’un peu !

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