Le Spationef Coincé (49)

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Je me réveille. Ailleurs et plus tard. Je suis seul, allongé sur un lit en fer, dans une pièce rectangulaire seulement éclairée par la lumière qui filtre par une lucarne au-dessus de la porte, métallique elle aussi. Au  loin, j’entends des voix et des pas.
J’aimerais bien me relever mais je suis entravé par de solides lanières en cuir. Mes membres sont ankylosés, douloureux. Une moule accrochée à son bouchot. Me voilà ficelé comme un rôti, prêt à passer au four et je devine ce qu’il va m’arriver. Pourtant, je n’ai plus peur. Peut-être m’ont-ils sucré le sang avec quelque décoction d’un produit désinhibant ou un truc de ce genre. Je n’ai plus peur mais je me sens las, terriblement las. Ce n’est pas de la fatigue, pas de l’épuisement physique. Non, ça ressemble plus à une jolie petite dépression express.  Je suis triste de connaître la suite.

Ces enfoirés vont faire péter ma planète. Nous allons tous nous éparpiller dans une soupe primordiale qui redistribuera toutes les cartes d’un jeu en cours depuis plus de quatre milliards d’années. Pauvre Darwin : les règles de l’évolution des espèces vont être définitivement brouillées dans ce système solaire. On va avoir les poils du cul un peu roussis, quoi…
C’est peut-être la perspective de ne pas mourir seul qui m’empêche de me répandre en lamentations. C’est comme une convocation à une gigantesque parade dont le défilé se terminerait par un précipice où tout le monde se jetterait avec le sourire. Au moins sans en avoir vraiment conscience. Un tapis roulant qui se viderait petit à petit de son chargement.
Bref, ça va péter bientôt mais ça me laisse presque froid. Normalement, je devrais tout faire pour ronger mes entraves, tirer dessus à m’en déchirer la peau, jusqu’au sang, jusqu’à l’os. Mais plus rien n’est normal, maintenant. Il ne reste plus qu’un morceau d’avenir dont je connais déjà la fin.

Je renifle, je soupire. Et puis je recommence. Ça me fait passer le temps.  Je me résigne. A quoi bon lutter puisqu’ils se sont avérés les plus forts ? Quand même…j’aurais bien aimé leur dire ma façon de penser. Mais comment se faire comprendre par des bestioles qui ne veulent que foutre le feu aux  munitions ? Maintenant que la partie se termine, me viennent des envies de calme, de tendresse. Je pense à mes parents. Comment cela va-t-il se passer pour eux ? Je fais le bilan de mes jours pour me dire que je n’ai personne à qui manquer, finalement. Trop versé dans mon petit quotidien égoïste, je n’aurais même pas eu le temps de trouver une âme sœur, une femme avec qui partager quelques bons moments. Mes amis ? J’en avais surtout deux, parmi une petite quantité d’autres, et j’ai trouvé le moyen de les embarquer en galère avec moi !

Où sont-ils d’ailleurs ? Possible qu’ils soient aussi coincés sur un lit comme le mien. Après tout, Agents et ses complices ont sûrement pensé qu’ils voulaient nuire à leur projet. Et quel projet ! A bien y réfléchir, je me sens honteux de constater que je me suis fait manipuler par les deux camps. Tout ça pour comprendre qu’il n’y avait qu’un camp. Agent et Kenobi marchaient main dans la main depuis le début pour supprimer tous les dirigeants de ce monde, nous laissant, nous les sans pouvoir, dans le chaos total, leur laissant ainsi les mains libres pour agir selon leurs désirs. Les salauds !
Malgré tout, je ne comprends toujours pas pourquoi ces incroyables pertes de temps, ces mises en scène stupides, ces secrets de pacotille, ces plans foireux. Et puisque la partie est terminée, pourquoi suis-je encore de ce monde ?

C’est vrai ça… A quoi bon me tenir en vie ? Voilà une réflexion qui raisonne au plus profond de moi, à l’image d’un cri qui viendrait d’outre-tombe. Ce n’est pas une lamentation, pas un signal d’alarme. Ça ressemble à un message d’espoir. C’est fugace et insaisissable, pourtant l’énigme me taraude déjà. Cette question apporte un peu de lumière dans les ténèbres. Alors, je commence à réfléchir. Quelle synthèse tirer de tout ça ?  Je ne sais pas. Et j’ai beau me torturer les méninges, je ne comprends rien. C’est désespérant !
Voyons…ils ont échoué sur Terre, suite à de mauvais calculs. Les différentes factions se sont séparées. Les extra-terrestres se sont éparpillés à la surface du monde pour demeurer cachés le plus longtemps possible. Curieuse décision quand je pense qu’ils auraient pu prendre les commandes de la planète entière avec un minimum d’efforts. Leur prétexte de faire évoluer l’Humanité pour s’épargner quelques travaux que Kenobi aurait pu réaliser en quelques mouvements m’incite soudain à croire que c’est un beau mensonge destiné à m’endormir.
Immobile, coincé dans une concentration totale, les yeux dans le vide, je pense. Pour conclure qu’il ne reste qu’une seule possibilité. Elle est énorme, quasi-impossible à croire.
Je me dis que…si je suis encore là…malgré toutes leurs conneries…depuis si longtemps sur Terre sans rien faire… c’est qu’ils ont impérativement besoin de moi.  De moi et de personne d’autre. Un « moi » qui n’aurait jamais trouvé son équivalent sur Terre depuis une centaine d’années, date de leur arrivée chez nous !  Je suis un peu effaré de la conclusion. J’en éprouve même une gêne un peu stupide parce que Kenobi aurait dit vrai, pour une fois : je serais une sorte d’Élu. Élu pour faire quoi, je n’en sais rien mais l’évidence est maintenant incontournable.

Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais ça me rend le sourire. Pourtant il ne tarde pas à s’estomper. S’ils ont besoin de moi, c’est parce que je suis la dernière pierre de leur édifice. Je suis une clé, un mécanisme qui mettra en branle une machine infernale qui détruira mon propre monde. Ça me déchire le ventre de penser une chose pareille. D’habitude, nous, les Américains, quand on est des pièces uniques, c’est d’abord pour sauver le monde. Pas pour en faire de la poussière d’étoile.

Je dois m’échapper : si je disparais, ils ne pourront jamais réaliser leur plan !
Comment faire ? J’ai beau m’escrimer pour détendre mes liens, je suis solidement accroché à mon lit. Si seulement j’avais un couteau de quarante centimètres dans les poches, comme celui qu’Adolphe arbore à sa ceinture. Par acquis de conscience je fouille du bout des doigts la surface de mes poches. Pas d’arme, bien sûr. Je n’ai jamais aimé avoir les poches encombrées! Pourtant, je sens une chose que j’avais oubliée depuis longtemps… Je suis même surpris de l’avoir encore sur moi.
La seconde petite bille qu’Agent m’avais refilée après ma désastreuse allocution à l’ONU.
Je ne sais pas à quoi elle pourrait bien me servir mais je me dis que je tiens là une chance de semer la pagaille. Si Agent avait estimé utile de me la confier en plein chaos, c’était pour m’aider à m’extraire du bâtiment en compagnie de La Fumée. 
Ironie du sort : si je parviens à me sauver de là, ce sera grâce à eux. Je reprends espoir ! Et je me tortille dans tous les sens pour la faire sortir de ma poche, cette fichue bille. Ça me prend un temps infini parce que je ne peux pas bouger mes bras qui sont attachés tout au bord du lit. Deux phalanges utiles, pas une de plus. Faudra que je pense à engueuler ma mère et mon père de ne pas avoir anticipé ! Quand j’arrive enfin à la faire sortir de ma poche, il me faut encore veiller à ne pas la laisser tomber ou, simplement, rouler trop loin de moi mais, à force de persévérance, la voici enfin au creux de ma main. Reste à savoir ce que je vais en faire.

Mais voilà que j’entends quelques bruits sourds derrière la porte. Quelques mots que je n’ai pas compris, suivis de quelques bruits discrets. Puis j’entends une clé se faufiler dans la serrure.
Ça y est : ma dernière heure est arrivée. J’ai le cœur qui bat un peu plus vite, mes yeux s’ouvrent grand. Allez, un peu de courage…
Une mort comparée au temps d’une vie n’est rien qu’un tout petit moment à passer. Je serre la petite bille dans ma main avec une énergie que d’aucun ne manquerait de qualifier de désespoir…

La porte s’ouvre en grinçant lentement sur ses gongs.

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