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- Alors, t'as pas d'instinct, ou quoi ?

- Je ne comprends pas ce mot, Hern.

- Je sais pas trop comment te dire, moi... Quand je vois que le poisson approche, je sais qu'il faut pas faire de bruit.

- D'accord, je ferais moins de bruit.

- Attends pas que je te dise tout ce que tu dois faire, Toi. C'est du bon sens. Tu vois, la petite voix qui te parle dans ta tête ? Et ben c'est ça qu'il faut écouter, parfois.

- J'ai pas de petite voix dans ma tête.

- C'est peut-être ça le souci.

Hern mâcha une tige de lindeau et s'allongea en se laissant bercer par le son de la rivière qui renaissait avec le printemps. Il sourit avant de la retirer de sa bouche.

- Remarque, mieux vaut ça que de trop les écouter, ses voix. T'as des zinzin qui...

- Chut, dit Toi.

Il fit alors preuve d'un silence exemplaire jusqu'à voir le fil de sa canne à pêche s'agiter bruyamment. Il la tira d'un coup sec et une énorme carpe s'y trouvait attachée. Hern se précipita pour l'attraper et la plaquer au sol avant de la mettre dans un seau.

- Si c'est pas beau, fils ! Ta première prise !

Un homme accourut et s'arrêta près des deux pêcheurs. Il mit un peu de temps à reprendre son souffle et cracha par terre.

- Hern ! Hern ! Les Sorem, ils sont là !

Les Sorem étaient une troupe de mercenaires embauchée illégalement par le seigneur Sternheim. Lorsque cela s'était su aux alentours, le seigneur les avait congédiés, de peur que le roi ne vienne à l'apprendre. Cela ne les avait pas empêché de continuer à prélever l'impôt au village pour leur compte. Sternheim le savait pertinemment mais n'osait rien faire de peur que l'histoire ne retombe sur lui. D'ailleurs, à chaque fois que les Sorem étaient au village, Sternheim prétextait une sortie importante.

Le problème était que, cette année, il n'y avait pas grand-chose à donner.

- Quoi, c'est tout ? lança Kasir Sorem, le chef de la troupe en découvrant le sac qui lui était destiné.

- On ne peut pas l'inventer, dit Arim, le chef des paysans.

La centaine d'hommes commençait à installer des tentes à l'extérieur du village. Sorem était un peu déçu par le maigre butin, mais se mit à sourire avec les dents qu'il lui restait.

- Bon, alors on s'arrange comme d'habitude ?

- Oui, répondit Arim.

Les villageois semblèrent perdre leurs âmes petit à petit alors qu'ils rentraient dans leurs huttes. Hern et Toi rentrèrent chez eux. Devant le miroir, Anne était entrain de mettre des rubans dans ses cheveux et des larmes perlaient sur ses joues.

Hern s'effondra par terre et s'accrocha à la robe d’Anne.

- NON, hurla-t-il sèchement en étouffant des cris dans sa jupe.

- Si, sanglota-t-elle.

- Non, par pitié, non. Ce n'est pas toi qu'ils ont choisi, dis-moi que tu vas rester.

Anne aida Hern à se relever et plongea son regard dans le sien.

- Hern, je t'en supplie, ne tente rien contre eux. Tu sais ce qu'ils font aux récalcitrants.

- Mon Anne, mon aimée, je t'en supplie, on va trouver une solution, on va tout leur donner.

La pièce fut plongée dans le silence et les larmes.

- Que se passe-t-il ? demanda Toi.

Hern n'arrivait pas à répondre, accablé de tristesse et de douleur. Anne le fit à sa place.

- Ils m'ont dit de me faire belle pour l'occasion.

Un nouveau cri de rage étouffé d'Hern le fit plonger son visage dans ses mains.

- Qu'est-ce qu'ils vont vous faire, Anne ? dites-le-moi. Je n'aime pas vous voir ainsi, Hern et vous, dit-il comme un innocent.

Pas de réponse.

- Qu'est-ce qu'il se passe, maman ? demanda la petite Lydie, qui venait de se réveiller.

Toi sortit un instant en gardant les yeux grands ouverts. Il n'arrivait pas à saisir ce qu'il se passait, même en y réfléchissant. Alors que la nuit commençait à tomber, plusieurs Sorem entraient dans leur tente après avoir enlevé leurs pantalons.

Toi savait que quelque chose de terrible était en train de se produire, mais il n'en avait pas encore les clés.

C'est lorsque Arim sortit de chez lui avec une fourche que tout prit un autre tournant.

- Vous toucherez plus à ma femme, salauds ! V'nez m'tuer si vous voulez ! hurlait-il.

D'autres villageois se joignirent à lui et, derrière lui, Toi entendait Hern se préparer lui aussi.

Mais en un instant, la révolte fut calmée, quatre Sorem dégainèrent leur arc et se mirent à tirer sur les paysans. Lorsqu'Hern sortit, prêt, les six paysans qui avaient entamé leur rébellion avaient été décimés. Plusieurs hommes et femmes se mirent à hurler dans le village.

- Hern, larmoya Anne en sortant de chez elle, n'y va pas, je t'en supplie. Pitié, n'y pense pas, ça va aller.

- Cache Lydie, qu'ils ne lui fassent pas de mal. Et Toi, tu viens avec moi ?

Depuis quelques secondes, Toi bougeait à peine, son cerveau commençait à comprendre.

- Ils les ont tués comme on tue les bêtes, mais pas pour les manger.

- On peut se défendre, Toi, regarde Anne, regarde Lydie, regarde comme elles ont peur.

- C'est toi, Hern, qui est mort de peur, et tu as du chagrin.

- Allez, garçon, tu viens ou pas ?

Toi vit les Sorem entrer directement chez les gens, les cris de femmes s'intensifiaient.

- Qu'est-ce qu'il nous faut faire ?

- Ça te paraît pas évident ? On les tue. Tiens, prends ça, dit-il en lui donnant un bâton pointu dont on se servait pour piquer les bœufs.

Toi revit le poisson mort qu'il avait pêché quelques heures plus tôt. Son instinct. C'était son instinct qui l'avait pêché. Il avait à peine compris ce qu'était ce mot, mais quand Hern lui demanda de tuer ses adversaires, il entendit pour la première fois cette voix lui parler dans sa tête.

Celle qui lui disait "Tue."

Toi courut en silence, alors qu'Hern ne lui avait encore donné ni d'armure, ni quoi que ce soit pour le protéger. Il lança le bâton pointu directement dans l'oeil d'un Sorem et lui décocha un coup de poing qui décrocha sa tête du reste de son corps.

Les archers lui tirèrent une volée de flèches qui vinrent se planter partout dans son corps. Il en attrapa une au vol. Il ne saignait pas et ne sembla même pas souffrir. Une à une, il les arracha et sa peau se referma. Un liquide blanchâtre voulait s’échapper de lui.

Il continua sa course vers les archers et leur arracha l'un après l'autre la colonne vertébrale. Les Sorem sonnèrent la retraite, mais il les pourchassa les uns après les autres pour les tuer chacun d'un seul coup. Lorsqu'il rentra au village, plus un seul Sorem ne respirait.

Anne se jeta dans ses bras et se mis à pleurer.

- Oh, Toi... merci, merci, merci...

Mais l'exploit avait quelque peu tétanisé les hommes et les femmes qui avaient assisté à ses curieuses habiletés. Cette fois-ci, il n'y avait plus de doute. Toi n'était pas un homme fort, il n'était pas un homme du tout. Dans sa chair ne coulait pas de sang et rien ne pouvait l'affecter.

Dès que Sternheim eut vent de ces choses, il chercha à faire mourir Toi. Cette créature n'appartenait selon lui pas au monde des hommes et pour toute la cruauté dont il avait fait preuve, il proposa qu'il soit pendu.

Quelques-uns étaient de son avis, mais Hern, sa famille et de nombreux villageois plaidèrent sa cause et l'héroïsme dont il avait fait preuve. Mais ce n'était pas à la majorité de décider ce qu'il allait advenir de lui. Lorsque Sternheim eut pris sa décision, on laissa un mois à Toi avant son exécution.

Il n'avait pas peur, peut-être parce qu'il ne mesurait pas l'ampleur de la sentence et ce qu'elle impliquait. Surtout, il avait la ferme conviction d'avoir fait ce qu'il fallait ce jour-là. Comme Hern le lui avait suggéré, il avait suivi son instinct.

Et puis, le jour de l'exécution arriva. On fit venir un bourreau d'Hassi, dans les contrées qui parlaient encore le Sardèg. On n'osait pas demander à un Stein d'exécuter un héros, mais on pensait que les Sards, eux, pouvaient oublier leurs états d'âme.

Tous ceux qui étaient en faveur de Toi s'étaient bien battus, mais c'était fini. Il n'y avait plus rien à faire. Personne ne lut aucun chef d'accusation et l'on passa directement à la sentence.

Hern aurait espéré que d'autres villageois que lui se révoltent ce jour-là, mais tout le monde craignait à la fois Sternheim et Toi. Après tout, pensaient beaucoup d'entre eux, ce n'était peut-être pas plus mal.

On avait dit au bourreau qu'il lui faudrait aiguiser sa lame, mais celui-ci ne pensait pas que les os de l'arrière de la nuque de Toi arrêteraient une hache lancée à pleine vitesse. Et puisque sa peau, ses nerfs, ses veines et sa chair se reconstruisaient en quelques secondes, chaque nouvel essai était une peine perdue.

Il lui fallut en tout sept fois pour réussir à quelque peu endommager l'une des vertèbres de Toi, mais il se passa alors quelque chose d'encore plus étrange : un morceau de métal se détacha de la hache et resta ancrée à l'intérieur de son os. Celui-ci s'incorpora peu à peu au squelette de Toi. Seul le bourreau l'avait remarqué, mais il n'en croyait pas ses yeux.

Le bourreau d'Hassi s'impatienta et envoya un puissant coup de hache au niveau du Coeur de Toi avant de la retirer. Celui-ci toussa un cri de surprise et de douleur. Cette fois-ci, il avait fait mouche, et si les os n'étaient pas endommagés, Toi avait sauvagement été lacéré et on devinait, à l'intérieur de son corps, la chair et le sang blancs que les flèches des Sorem avaient déjà révélé.

Prêt à continuer, le bourreau leva sa hache, mais Toi s'adressa à lui.

- Arrête, maintenant.

Quelque chose dans le bourreau lui disait qu'il fallait qu'il fallût écouter Toi, mais par conscience professionnelle, il devait continuer. Il envoya un nouveau coup avec vigueur qui déchira ce qui devait être ses entrailles. Tout le monde vit alors bien clairement qu'il n'était pas fait comme les autres hommes. Rien de ce qui était en lui ne coulait comme du sang humain. Il semblait être fait d’un même bloc mousseux qui avait l'apparence de la chair sans en avoir la couleur.

Le bourreau leva une ultime fois sa hache, mais Toi se libéra de ses chaînes sans difficulté et saisit l’instrument juste avant qu'il ne s'abatte sur lui.

- Je t'ai dit d'arrêter, cria-t-il froidement, alors que sa peau se reconstruisait sous les yeux ébahis du public. Tu me fais souffrir.

Embarrassé, le Sard ne sut plus quoi faire. Il posa sa hache au sol en cherchant le regard approbateur du seigneur qui l'avait mandaté. C'est à ce moment qu'un char conçu pour les voyages rapides entra dans la ville. Une fois qu'il arriva devant l'échafaud, deux hommes parés de rouge et de bleu en sortirent prestement.

- Seigneur Sternheim, je vous prie d'arrêter ce cirque tout de suite.

Sternheim savait qu'il avait affaire à deux émissaires du roi et compris qu'il avait peut-être fait une bêtise. Ses sous-vêtements le comprirent encore mieux.

- Est-ce bien là l'homme qui a tué à lui tout seul une horde de mercenaires ? demanda l'un des hommes en désignant Toi.

- Oui, monseigneur, répondit Sternheim, mais il est coupable de prodiges que d'aucuns jugeraient dangereux, répondit-il.

- Phrastein, votre roi, vous ordonne d'annuler cette exécution. Le guerrier responsable de l'exploit rejoindra nos rangs pour la guerre.

Sternheim ordonna alors au bourreau de commencer à désinstaller de l'échafaud. Mais l'émissaire qui avait parlé n'avait pas terminé.

- Non, gardez l'échafaud, faites seulement descendre le guerrier.

Toi descendit retrouver sa famille, qui l'enlaça dans les larmes et les cris de joie.

- Pour arrangement avec des forces mercenaires ennemies, tentative de diminution des ressources de guerre par orgueil personnel ainsi que pour trahison au devoir d'information, c'est vous, seigneur Sternheim, qui allez mourir aujourd'hui.

L'estomac de Sternheim relâcha tout ce qu'il lui restait.

- Messires, c'est une erreur ! Non ! Que dites-vous ? N'ai-je pas droit à un jugement, en homme libre ?

- Tout homme libre à droit d'être jugé, mais la volonté du roi surpasse tout jugement. L'ordre de vous éliminer émane du souverain de Sardag lui-même.

Sternheim avait commencé sa journée en mangeant des tripes et des morceaux de porc dans de la sauce. Il avait ensuite regardé le lever du soleil et repoussé, une fois de plus, le travail administratif qui l'attendait. Il avait fait preuve de négligence envers sa femme, ses conseillers, ses gens et avait pris la route pour assister à la destruction d’un homme valeureux qu’il avait lui-même ordonné.

Manque de chance, sa journée tranquille d’homme peu vertueux allait se terminer ici et maintenant, et il n'allait plus vivre une seule autre de ces journées. Il n'eut pas le temps de plaider qu'on l'aveugla avec un sac enroulé autour du cou et qu'on le plaça au centre de l'échafaud. Le bourreau, un peu confus, dut pourtant accomplir sa tâche : décapiter celui qui était à l'origine son mandataire.

Tout se passa si vite que le seigneur n'eut même pas le temps d'avoir des regrets, c'était la loi de Sardag, la plus efficace de toutes. D'ailleurs, quelques jours plus tard, un autre châtelain pris la place de Sternheim.

Cependant, il apparut étrange à la population que le roi gracie un prisonnier dont il n'avait entendu que des histoires. Les derniers mois avaient été riches en émotions nouvelles pour beaucoup des habitants du village.

Le soir, Toi dut faire ses bagages et partir pour la Grande Capitale des Stein et des Sards. Hern, Anne et Lydie lui donnèrent presque tout ce qu'ils avaient et lui souhaitèrent bon courage.

- Comment ça, "Toi" ? demanda l'émissaire à la petite famille. Vous voulez dire qu'il n'a pas de nom ?

- Si, dit Anne, son prénom, c'est "Toi".

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