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Ma sœur, en grandissant, ressemble de plus en plus à Corinne au même âge. En plus jolie, il faut bien l'admettre. J'ai connu Corinne en CM2, à la fin d'une journée scolaire alors que je sortais de l'étude. Elle pleurait sous la pluie. Avec son ciré jaune, on ne voyait d'elle que son visage ruisselant. Les larmes se confondaient avec les gouttes de pluie, son cartable Barbie trempait aux abords d'une flaque boueuse.

Maman, intriguée, m'avait demandé si je la connaissais. Elle était en effet dans ma classe depuis une semaine, arrivée en cours d'année. Maman pouvait difficilement rentrer à la maison sans avoir au préalable demandé à Corinne pourquoi elle attend toute seule devant l'école. Son père l'avait oubliée. De toute évidence ma mère l'a fait prendre place sur la banquette arrière à mes côtés. Corinne nous a ensuite guidés jusqu'à chez elle, à quelques rues de l'école, et disait qu'en temps normal elle rentre à pied mais que son père, en ce jour pluvieux, lui avait promis de venir la chercher et même interdit de marcher seule sous la pluie.

Maman s'était garée en double file devant l'appartement de Corinne. Celle-ci n'avait trouvé qu'une porte fermée. La fille s'était alors précipitée vers l'autre bout de la rue d'un pas décidé après avoir hurlé qu'elle savait où se trouvait son père. Ma mère et moi l'avions suivie avec inquiétude. Corinne s'était infiltrée dans ce bar enfumé au croisement de la rue Nat' et avait crié ces mots d'une voix aiguë qui résonne encore dans ma tête : Papa ! Tu m'as oubliée !

La clientèle en avait eu le souffle coupé. Un silence malaisé avait tué l'ambiance chantante et typique de celle des bistrots populaires qui régnait jusque-là. Corinne fixait un homme à table, avachi sur une chaise devant un grand verre Jupiler presque vide, aux parois encore mousseuses. Il bougonnait des mots confus, indéchiffrables malgré le silence, d'une voix basse et mal articulée. C'était son père.

Maman nous a déposés à la maison, Corinne et moi. Sa mère ne pouvait pas intervenir, elle vivait à Lyon. Ma camarade de classe a finalement passé la soirée à la maison, a même partagé le dîner préparé par Maman pendant que Papa tentait de ramener son père ivre chez lui.

Et c'est durant cette soirée que j'ai sympathisé avec elle. J'ai découvert une gentillesse derrière sa carapace sauvage. Jusque-là il m'arrivait de me moquer d'elle de temps à autre, sans méchanceté, porté par l'effet de groupe. Puis j'ai bien sûr appris ce soir-là d'où lui venait cet air sombre qu'elle arbore parfois, et j'ai dès lors arrêté de la charrier. J'ai même définitivement cessé de me moquer de quiconque, sauf quand c'est réellement fait avec humour. Nous avons visionné une cassette de Batman, mais Papa a du ramener Corinne chez son père avant la fin. Selon ses dires – entendus de ma chambre alors qu'il discutait avec Maman – il décuvait encore sur le canapé quand il a déposé Corinne. Elle serait sagement montée se coucher après avoir éteint toutes les lumières.

Aujourd'hui Corinne est scolarisée vers chez elle, dans un collège à Anse. On se voit encore de temps en temps quand elle passe sur Villefranche, vers mon collège quand j'en sors, en compagnie de ses amies. On discute un peu et je les laisse entre filles. Des filles sympathiques, qui lui donnent un peu de réconfort. Corinne subit régulièrement des insultes à son égard. Quoique souvent il ne s'agit même pas d'insultes, juste de petites remarques ironiques, de faux compliments, ou même de sourires en coins quand elle passe devant un groupe. Ses complexes la rongent, et certains en profitent. Il faut admettre que son visage est particulier, avec son strabisme, son nez en patate et sa dentition anarchique.

Elle vit mal le fait de ne jamais avoir eu de petit copain, et du coup tombe sous le charme du premier gars qui lui accorde un brin d'attention, surtout s'il paraît plus gentil que les autres, ne serait-ce qu'un simple sourire après un bonjour. Elle m'a même déjà raconté une de ses tentatives de séduction. Elle envoyait au seul mec qui la calculait des cœurs dessinés au feutre rose sur des petits papiers, traçait son prénom sur les tables, lui attrapait le bras dans les couloirs, en dépit des regards moqueurs.

— Allez dépêchez-vous les enfants !

Qu'est-ce qui lui prend à Papa de nous mettre un coup de pression là maintenant ? Il accélère le pas, main dans la main avec Lucile.

— Papa ! Y a un clodo ! T'as vu ?

— Oui oui active-toi Lucile ! Puis où est-ce que t'as appris à parler comme ça ?

Nous passons en effet devant un homme à la barbe épaisse et grisonnante, au visage buriné, affalé sur le sol, protégé du froid par un bonnet de laine et une couverture de la même matière, accompagné de ses seuls biens que sont sa bouteille de vin, son berger allemand et les quelques pièces dorées dormant au fond d'une coupelle de bois. Son regard, vide jusqu'à présent, s'emplit d'une lueur insoupçonnée à l'instant où il remarque ma considération. Je présume que peu de gens prêtent attention à cette personne, de peur de laisser la compassion les envahir, ou honteux d'assumer leur égoïsme.

— Allez Florent ! On t'attend ta sœur et moi...

Là il est vraiment pressant. J'ai l'habitude de le voir stresser à la vue d'un mendiant, mais aujourd'hui je le trouve franchement troublé. Je les rejoins et lui demande s'il ne pourrait pas lui donner une pièce.

— Non ! Ces gens-là, dès qu'ils ont un peu de sous, les dépensent en drogue, cigarettes et alcool ! Allez viens !

En effet il surréagit, comme s'il croisait son premier sans-abri. Tant pis... Maintenant je me sens coupable de l'avoir regardé sans rien dire et sans donner. Quand j'étais petit, Papa me présentait ce genre de personnes comme des épouvantails censés m'effrayer, me rappeler à quoi je ressemblerai plus tard si je ne poursuis pas mes efforts à l'école. Et ça marchait, j'étais pétri d'angoisse dès que je croisais un barbu étalé sur des cartons, près d'une banque ou d'une église. D'ailleurs celui-ci me rappelle quelqu'un... Mais oui ! Il s'est laissé pousser la barbe, a maigri mais je le reconnais, ce mendiant qui avait prononcé mon prénom devant la boulangerie. Si son bonnet ne cachait pas son front, j'aurais aperçu son tatouage. Cette fois les rôles s'inversent : je le regarde et lui évite mes yeux, regarde le sol. Si je le revois j'irai lui donner à manger, échanger quelques mots et surtout voir qui se cache derrière ce visage fatigué. Car j'ai besoin de connaître quelqu'un qui semble me connaître...

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