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   La mère de Roubine nous dépose devant chez Agathe, dans un lieu-dit loin du centre de Pommiers. Un portail métallique noir, orné de motifs indéfinissables, devance une grande maison ocre surplombant des vignes aux grains encore jeunes et clairs en ce début d'été.

    — C'est ici ?

   — Oui y a même Agathe qui descend l'escalier on la voit d'ici...

   — Comme prévu je viens vous chercher demain à midi. Allez amusez-vous bien !

  — Merci Maman ! Bonne soirée !

    Nous voilà devant le portail, vêtus avec plus de soin pour l'occasion. C'est quant même l'anniversaire de ma copine. Baskets noires, jean blanc et maillot noir uni pour Roubine. Quant à moi, chaussures de ville, jean simili-cuir et chemises à manches courtes, le tout en noir. Quelques motifs oranges façon flammes ajoutent une touche colorée à mon style. Le noir contraste bien avec mes cheveux blonds, Agathe me l'a souvent dit. Puis le gel fait briller nos cheveux. Coiffure hérisson chez Roubine et coupe de mafieux italien, cheveux plaqués en arrière, pour Bibi.

    Agathe, dans sa jupe noire et son haut blanc sans manches, nous accueille bouillonnante de joie de vivre. Nous la suivons jusqu'à la porte d'entrée. La minichaîne nous balance déjà un morceau electro à la mode. Elle nous présente les deux invités déjà présents. Les autres arriveront plus tard. 

    Confortablement installés dans un canapé convertible, nous sirotons une première bière, pendant qu'Agathe accueille d'autres invités. Certains semblent plus âgés que nous, proche de la vingtaine, voire au-delà. Rien d'étonnant, Agathe a beaucoup d'amis plus vieux qu'elle. Roubine a déjà presque fini sa Kanter, l'ivrogne. Ce soir il espère se trouver une copine. Alors il boit pour se rendre plus sociable. Je le surprends déjà à reluquer la petite brune à lunettes qui vient d'arriver. Cette soirée s'annonce plutôt bien...


      La fête bat son plein depuis quelques quarts d'heure. Roubine, aidé par l'alcool, sympathise avec des fêtards inconnus. Agathe m'attrape le bras. Elle veut danser. Difficile de lui refuser ça, au risque de briser son ardeur. Je la suis sur la piste. Face à face, nous entamons une danse saccadée, à l'image de la musique. Du rap américain, Dr Dre ou Snoop Dog, un truc dans ces eaux-là. Qu'est-ce que je ne ferais pas pour les beaux yeux d'Agathe ? Je serais plus à l'aise sous des rythmiques de guitare saturée. Heureusement que l'alcool est là pour me donner un semblant d'aise, ou plutôt une capacité à apprécier l'instant présent sans efforts. Tiens ! Vincent arrive ! Voilà mon prétexte pour mettre un terme à cette danse certes agréable – grâce à Agathe bien sûr – pour les yeux mais moins pour les oreilles. Je m'en vais le saluer sous l'œil complaisant de ma copine...

    Petite clope sur la terrasse accompagnée d'un whisky-coca. Nous sommes cinq. Un couple d'amoureux, Vincent qui baratine une petite rousse, très jolie au demeurant, et moi-même. L'alcool absorbé commence à se compter en litres. Le manque d'habitude me donne les premiers vertiges. Je m'accoude à la rambarde de bois, frappé d'un sentiment d'insignifiance face à l'immensité noire. L'atmosphère est lourde. Les premiers éclairs fendent le ciel. Une voiture, lueur perdue dans les ténèbres, sillonne une route lointaine. Le ciel s'illumine sous le coup d'un éclair puis retrouve aussitôt son voile sombre, c'était étrange, comme si un spectre de soleil venait de troubler l'obscurité. Et le tonnerre, sans surprise, bourdonne dans la nuit tel un monstre invisible.

    Je me retourne sur la porte vitrée. À l'intérieur, un mec parle à Agathe. Il ne serait pas en train de la draguer par hasard ? Non... Je le connais, c'est Fabio. Il est dans notre classe. Aucun risque de toute façon, son acné et les verres gras de ses lunettes le disqualifient. Surtout qu'en ce moment elle m'adore. Toute la soirée on s'est regardés, touchés, enlacés, embrassés sur la piste, dans un coin du salon, dans les couloirs, sur la terrasse. Je la sens mûre pour le grand soir. Dernière taffe et retour dans le cœur de la fête. De fins nuages de fumée chatouillent mes narines. Agathe m'interpelle mais ma vessie va exploser si je ne la soulage pas au plus vite. Sur le chemin vers les toilettes, un type encapuchonné, assis contre le mur, comme transformé en poupée, dort à côté de sa bouteille de Jim Beam vidée aux deux tiers. Trois mecs et une fille rient aux abords des toilettes en zyeutant par la porte entrouverte. Quelqu'un se trouve à l'intérieur, accroupi, les mains sur la cuvette. Merde ! Où est-ce que je vais bien pouvoir pisser ? Je crois qu'il y a des cabinets à l'étage, mais j'ai plus vite fait d'aller dans le jardin. Marche arrière, accrochage involontaire aux pieds du dormeur, passage à la hâte devant la piste et retour à l'extérieur. Le vent se fait plus vigoureux. Je sens venir une averse, je m'empresse alors de me vider contre un arbre au fond du jardin.

    Me revoilà dans le salon, devant le buffet, à me resservir une bière et une poignée d'oursons gélifiés. Je regarde la petite foule s'agiter sous les rayons multicolores au son de cette musique dont le clip montre un baiser langoureux en gros plan, le tube du moment. Vincent fait partie de cette foule, avec la rouquine de tout à l'heure. Quand j'y pense, ça fait longtemps que je n'ai pas croisé Roubine. Il doit picoler quelque part. Sinon... musique naze mais peu importe, je me joins à cette masse compacte, plus particulièrement à Agathe qui danse, seule et épanouie. Elle aussi en a enquillé des verres. Je me place face à elle, comme en début de soirée. Nos corps se rapprochent, puis nos mouvements au rythme du beat redoublent d'énergie. La danse se fait plus physique. Plus sensuelle. Plus sexuelle. Nos frottements m'excitent. Rien ne pourrait se faufiler entre nous, pas même un microbe. Je me réjouis de la fin du morceau, encore un peu et je souillais mon caleçon.

    Agathe raccompagne une copine. Je les suis. Elles se font la bise devant le portail. L'invitée monte dans une voiture, s'en va et laisse Agathe seule sur le parvis dallé. Ma chérie retourne sur ses pas et me remarque, stupéfaite.

    — Ha ! T'es là ! Tu m'as fait peur !

    — Je te fais peur ?

    Je l'approche calmement. D'un genre de calme qui précède les tempêtes. Les premières gouttes de pluie rafraîchissent nos chairs chaudes. Je me lance dans un semblant de ballet nuptial auquel elle prend goût d'un sourire rieur. Encore quelques pas et hop ! Fini de jouer ! D'une pique je place mes lèvres sur les siennes, luisantes de gloss, comme si elles étaient de cire, puis nos langues s'éperonnent comme deux serpents roses en phase d'accouplement.

    — Je te fais toujours peur ?

    Son visage, légèrement déformé par sa respiration haletante, reflète une beauté d'un autre genre, d'un genre inexplicable, qu'il faut voir pour comprendre. Sans voix, quelque peu abasourdie, elle m'enlace et repose sa bouche au même endroit. Indifférents face à une pluie désormais plus compacte, nos mains se rencontrent, nos doigts s'entrecroisent. Poussé par une émotion jaillissant du fond de mes entrailles, je presse ses mains avec force, comme pour les broyer. De sa bouche émane une complainte timide et étouffée. Puis le déluge, douche glacée versée sur nos têtes, incite Agathe à suspendre notre étreinte. C'est alors qu'elle m'invite à la joindre chez elle. Hors de question ! Ça casserait le rythme. J'attrape ses poignets, déterminé et mutique, puis la tire vers moi comme dans un tango. Friction magnétique. Aimants de chair. Simulacre de lutte. Je butine son cou moite. Son corps, dont les contours deviennent plus discernables sous les habits trempés, n'échappe pas à mes mains baladeuses. Je ne l'avais encore jamais caressée de cette manière.

    L'instant fatidique approche. Seulement quelqu'un pourrait nous surprendre. Cette camionnette juste à côté fera l'affaire. Je la tire derrière le véhicule sans ménagement. Elle ne montre aucune résistance, comme si elle s'y attendait, et m'embrasse comme une femme embrasse son homme partant à la guerre. Je sens une pression sur ma braguette... Non ! C'est sa petite main vite retirée, elle se contient, peut-être même qu'elle a honte. Maintenant je me sens dans le devoir d'agir. Je déboucle ma ceinture. Elle entame un mouvement vers le bas, vite avorté, à croire qu'elle n'ose pas se baisser. Je la sens fébrile, déboussolée. Je pose mes mains sur ses joues ruisselantes. J'aimerais pénétrer son regard, mais la pénombre m'en empêche. L'œil cependant s'habitue à l'obscurité. Je discerne avec effort une lueur dans ses yeux, faible mais évidente. Je descends mes mains sur ses épaules et appuie en douceur, sa tête descend, se pose sur ma poitrine comme sur un oreiller. Si je n'agis pas, il ne se passera rien, c'est mon sentiment.

    — À genoux !

    Ses mollets tremblants touchent le sol. Ses yeux écarquillés, face à mon entrejambe, ressemblent à ceux d'une condamnée acceptant son destin. Ma main effleure avec grâce une mèche de sa chevelure obscurcie par l'eau, tandis que l'autre baisse mon pantalon et mon caleçon. Je brûle de l'intérieur, d'un feu vif. Mon feu intérieur. Cette part de mon être qui s'agite lors des grands moments. Les plus intenses. L'œil d'Agathe brille. Regard de petite fille sur un jouet inconnu. L'observation dure sans prise d'initiative, elle hésite, ça doit être le chaos dans sa tête. Je devine pourtant son envie au vu de son attitude au cours de la soirée. Allez je me lance... Un... Deux... Trois !

    Mains sur sa nuque. Frottement de muqueuses. Sa bouche met peu de temps à s'ouvrir, et voilà une partie de moi en elle. Sa langue s'agite. Enfin elle y met du sien. Jamais je n'avais ressenti une telle sensation, si exquise que je l'écourte de peur d'être précoce. Elle semble abasourdie, peut-être étonnée par la brièveté de l'acte. Mais ce n'est pas fini. Je la somme de se lever, lui attrape le poignet et la traîne vers un pré, derrière une rangée d'arbustes.

    — Arrête t'es fou...

    Sa voix fluette me touche.

    — T'as envie de moi... Je le sais.

    Elle admet avec hésitation. Je m'allonge sur le dos et l'entraîne dans ma chute. Il est fort probable que la honte et le plaisir se partagent son esprit dans une lutte sans merci. Affalée sur mon corps, résignée et souriante, elle écarte lentement ses cuisses. Baiser furtif. Je savoure une perle de pluie aux confins de sa bouche. Ma main ferme parcourt ses cuisses tremblantes de bas en haut. Mes doigts attrapent l'élastique de sa culotte que je baisse d'un geste fluide jusqu'aux genoux. Je tâte l'entrejambe. Ses paupières tombent. Elle détourne la tête. Mon index s'immisce en elle. Je replace sa tête, l'embrasse à nouveau, puis le majeur rejoint l'index. Va-et-vient frénétique. Bruit de pas dans la boue. Elle lève la tête, gémit dans mon oreille. Ses dernières barrières tombent. Nous sentons venir le grand moment. Elle dans une sorte d'angoisse excitante. Moi le cœur battant à grosses saccades, chauffé de l'intérieur par ce feu qui se réveille lors de mes rares instants de vie. Nous deux seuls face à notre désir, méprisant le monde, ignorant même la pluie et la crasse qui recouvre nos corps frémissants. Jambes enlacées, j'entame un mouvement sur le côté. Nous bougeons comme un seul être. Agathe se retrouve dos contre l'herbe, écrasée sous mon poids. Nos corps se touchent à tous les niveaux. Tous. Agathe chuchote au creux de mon oreille...

    — Attends !

    Elle sort de sa sacoche la fameuse petite rondelle sous son carré de plastique. Évidemment cela ne pouvait pas se passer comme dans les films. J'enfile l'objet aussi vite que possible. Il ne faudrait pas trop casser le rythme. Me voilà prêt.

    Je regarde ses yeux impatients puis me glisse enfin en elle. Premiers mouvements laborieux, mais la mécanique se met en place. Agathe soupire. De plaisir ? De douleur ? Aucune idée. Puis quelle importance ? Elle se donne. Je me sens vivant, connecté à ma véritable personne, celle qui doit rester cachée la plupart du temps.

    J'avance... Je recule... J'avance... Je recule... J'avance. Je recule. J'avance. Je recule. J'avance, je recule, j'avance je recule j'avance je recule avance recule... Je suis un animal. Agathe n'existe plus. Ses soupirs plaintifs ne sont qu'une musique poignante, la bande-son de ma première fois. Je me sens si bien quand mes instincts sauvages s'expriment. Agathe, secouée comme un prunier, pousse un cri déchirant face au ciel noir. Je hurle à mon tour, d'une voix grave et rauque. Brutal et fougueux, j'achève ma besogne. Ce fut court mais intense. Agathe suffoque, tremble et me fait ses yeux de biche effrayée. Je m'écroule sur elle, accueilli par ses bras nus et couverts de boue, ma tête collée à sa poitrine mouillée. Je pourrais m'endormir ici.

   Je demande à Agathe comment elle va. Elle va bien. Nous allons bien. Cette soirée restera mémorable, pas seulement parce qu'elle marque ma première fois, mais surtout parce que j'ai encore exploré une de mes facettes obscures, satisfait d'avoir troublé le calme d'une nuit bucolique.

    — Agathe ? Agaaaathe ?

    Quelqu'un l'appelle de la maison. Une voix de fille. Agathe commence à se lever. La pluie cesse, je lui demande de rester quelques instants allongée avec moi sur l'herbe mouillée. Elle me réchauffe, tandis que ma flamme s'adoucit, jusqu'à ce qu'elle se ravive tôt ou tard...

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