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Mon baladeur CD : le sauveur de mes après-midis dominicales chez Mamie, consternantes et interminables quand Tristan, mon seul cousin à peu près dans ma tranche d'âge, est absent. Il approche doucement de ses dix-huit ans. En ce moment il passe le week-end à Paris, accompagné de ses potes.

Près de moi les langues se délient. Ma tante Séverine, en servant le café, s'emballe sur son sujet de conversation favori : le voisinage.

— L'autre soir en sortant les poubelles, y avait la môme des Francillard qui traînait encore dehors, à onze heures passées, en semaine, alors que les vacances d'été sont finies depuis une semaine. Y avait des jeunes des quartiers d'à côté avec elle, des types louches, ça fumait à tout va...

— Les Francillard c'est la maison d'en bas de la rue ? En face des Bertolli ? Elle doit avoir quinze ans, pas plus. Elle les trouve où ses clopes ?

— Oui elle est de la même année que ton fils...

Elle était même dans mon collège, dans une autre troisième. Clotilde la connaît mieux que moi. J'ai déjà discuté un peu avec elle. Son père s'était mis en arrêt maladie pour cause de sciatique, puis quand il a repris le travail sa boîte l'a mis au placard. La direction a monté ses collègues contre lui, alors il s'est retrouvé isolé. Son chef lui faisait remarquer chaque erreur, même les plus insignifiantes. Jusqu'au jour où, à bout de nerfs, son père s'est emporté et l'a insulté. Du coup il s'est fait licencier pour faute grave.

— ...Ses clopes ? Bah elle les pique à son père ! Trois ans qu'il est au chômage le mec, mais ça l'empêche pas de fumer trois paquets par jour, sans parler des chariots qu'il remplit à ras bord, et pas de la marque discount. Pendant que nous on se crève le cul à travailler et financer ce type !

Toujours la même rengaine... Le temps que je retrouve la compil que m'a prêtée Clotilde et je pourrais ne plus entendre leur grande conversation. J'ai pris l'habitude d'éviter de la ramener quand j'entends ce genre de petites remarques. Auparavant j'essayais de mettre à mal leurs préjugés en donnant mon point de vue. Seulement c'était peine perdue. On m'a souvent répondu par des sourires niais ou des silences embarrassants, comme si je venais casser l'ambiance. Je me suis vite lassé de parler à des murs et ne réagis plus à leur stupidité.

Sinon dans les musiques de Clotilde y a à boire et à manger. Tryo, Lofofora, la rue Kétanou, Gogol 1er, System Of A Down... Beaucoup de trucs engagés... Elle écoute ça avec ses copines babas cool. Dans l'ensemble c'est sympa, même si je n'accroche pas à tout, en particulier les trucs trop metal... Pour accompagner tout ça, je vais me chercher une vieille bande dessinée dans la chambre de l'oncle Georges. Parfois j'aime bien lire et écouter de la musique en même temps, avec une bande dessinée c'est faisable, ça nécessite moins de concentration qu'un roman.

Mamie n'apprécierait pas que je m'y rende comme ça, sans prévenir, mais là elle est occupée dans le jardin, puis personne ne me remarquera. Tout ça parce qu'il s'agit de la chambre qu'a occupé cet oncle disparu dans la nature, sans laisser de nouvelles. Un lieu devenu maudit, porteur d'une aura malsaine, à l'image de ces chambres autrefois occupées par les morts.

Comme d'habitude, les volets sont clos. J'allume donc une ampoule rouge, la même depuis toujours, pendillant au plafond. Cet étrange éclairage plonge la chambre dans l'atmosphère d'un studio de développement de photos. Les posters de Mick Jagger, Jimi Hendrix, des Guns N' Roses, rougeoient et en deviennent presque effrayants. Je m'empare vite d'un Margerin déjà lu une dizaine de fois, mais c'est toujours un plaisir de se remettre les histoires de ce Manu avec sa houppette blonde et son ami Robert.

En sortant la bande dessinée, je remarque en haut de l'étagère un carton poussiéreux, à moitié ouvert, dont dépasse ce qui s'apparente à une couverture de livre. Je descends ce carton, souffle sur une pellicule de poussière et en sors le contenu. Du Rousseau, du Schopenhauer, le malaise dans la civilisation de Freud, Dialectique du moi et de l'inconscient de Jung, L'expérience intérieure de Georges Bataille... Des feuilles de cours, des calepins recouverts de notes. Étonnant pour quelqu'un de peu studieux, allergique à l'école, décrit comme une loque sans autre ambition que boire et fumer. Et ça ne peut appartenir qu'à mon oncle Georges, certaines feuilles portent son nom, voire même un en-tête au nom de l'université Lyon 3. C'est bête qu'un oncle de cette trempe ait disparu. Tout ce qui, dans cette chambre, lui appartient me confirme que je me serais bien entendu avec lui.

Mince ! Des bruits de pas ! Je m'active à tout remettre en ordre. Le carton vient tout juste de reprendre sa place que Mamie entre dans la pièce, les yeux remplis d'une colère mêlée de peur.

— Florent ! Je t'ai déjà dit de pas rentrer dans cette chambre sans ma permission !

— Tu sais bien que je prends juste une BD, comme à chaque fois, et je m'en vais...

— C'est pas une raison ! Tu sais bien qu'il faut pas venir ici... Celui qui occupait cette chambre a causé beaucoup de chagrin dans la famille, à commencer par ta pauvre grand-mère...

Mamie m'a toujours montré douceur et bienveillance, mais quand elle évoque son fils Georges, une immense noirceur l'envahit, et c'est avec un regard ténébreux qu'elle verrouille la porte à double tour...

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