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     C dans l'air commence ! J'apprécie beaucoup cette émission. Des spécialistes en politique et en économie viennent y débattre. L'émission d'aujourd'hui porte sur le premier tour des présidentielles qui se tiendra dimanche. Le peu de gens avec qui j'arrive à discuter politique au lycée voient tous un second tour Chirac-Jospin. Difficile d'envisager autre chose de crédible. Les intervenants de l'émission partagent cet avis.

    Pourtant je sais que beaucoup veulent du changement. Je l'ai entendu dans les repas de famille, dans les cafés que je fréquente avec Clotilde après les cours, pendant que mon père m'imagine en étude à réviser.

    Ma tante de Miramas, l'autre jour, se plaignait d'un couple maghrébin dans la file d'attente des allocs, juste devant elle, accompagné de leurs six enfants turbulents, qui aurait eu droit à toutes les aides possibles, juste en les réclamant, tandis qu'elle – ma tante – n'y aurait pas droit car son mari gagnerait trop. Elle avait aussi remarqué la sale tête de terroriste du mari, avec sa barbe épaisse et ses yeux cruels. En plus, sa femme portait le tchador.

    Pas plus tard qu'hier, dans un café, un artisan conspuait les feignants à qui il reverse une partie de ses revenus, en particulier les types de vingt ans posés du matin au soir sur un muret à écouter du rap et fumer du cannabis, près de chez lui.

    Je me souviens aussi de ma voisine, une veuve aux cheveux blancs, qui m'a confié avoir peur quand elle rend visite à son fils, à Béligny. Elle aurait déjà essuyé des insultes de la part de gamins à l'entrée d'un immeuble. Elle aurait aussi failli se blesser quand un jour, un scooter conduit par un jeune à casquette, la roue avant levée, l'aurait frôlée.

    Tous ces gens ne supportent pas le laxisme. Ils m'ont avoué leur souhait de voter Le Pen, parfois ouvertement, parfois sans le dire, en exposant leur envie de porter un coup au système.

    En ce qui me concerne, je n'ai pas d'idée précise du candidat qui m'intéresserait. De toute manière je suis trop jeune pour voter. Je glisserai mon premier bulletin en 2004. Je sais juste que je ne voterai jamais pour l'extrême-droite. Déjà parce que voir quelqu'un se faire rejeter m'a toujours insupporté. Puis dans le cas improbable où cela arriverait, je devrais le garder pour moi car Papa m'en voudrait énormément. Il a toujours soutenu la droite républicaine, dans la tradition gaulliste. Son père a connu les geôles de la Gestapo, a même été torturé pour avoir soutenu des maquisards. Mon grand-père racontait cela avec une telle force que Papa, même s'il n'était pas de ce monde durant ces évènements, en a développé une répulsion viscérale pour tout ce qui touche à l'extrême-droite. Il la hait autant que la gauche. Mon père qui pourtant tient parfois des propos assez similaires à ceux que je viens d'évoquer.

    Le fixe du salon sonne. C'est Ophélie. Elle ne m'a donné aucune nouvelle ces trois derniers mois. Sa voix faible laisse entendre qu'elle est abattue. Elle ne peut pas rester longtemps au téléphone, mais ce qu'elle a à m'annoncer est grave. Finalement elle préférerait se confier en face à face. Elle me donne rendez-vous demain devant son lycée, puis raccroche.

    Je ne l'avais jamais sentie aussi affligée. Elle m'inquiète de plus en plus. Clotilde m'a conseillé de laisser tomber Ophélie. Elle me boufferait de l'énergie, me tirerait vers le bas, m'empêcherait de m'épanouir. Clotilde a probablement raison. Le tracas qui m'attend pour cette soirée va dans son sens. Seulement j'aurai du mal à la lâcher sans culpabilité. J'ai vécu trop de bons moments avec elle. On se connaît depuis la sixième. En continuant de la voir, je garde prise sur elle, avec l'espoir de la faire évoluer, de l'aider à s'en sortir, la faire redevenir gracieuse comme à nos débuts.

    Je gère beaucoup de soucis en ce moment, entre Ophélie et cette photo qui me hante depuis le jour de sa découverte. Je n'ose pas aborder le sujet avec mes parents, pourtant ils me doivent une explication. J'ai peur de les braquer, de remuer le couteau dans une plaie, de faire remonter un lourd secret de famille. Ils devront pourtant bien rendre compte de ce mensonge qu'ils me font depuis toujours. Je me sens trahi. Ils m'ont privé d'un oncle, probablement le plus intéressant des trois, censé n'être jamais revenu depuis sa fugue quand il était lycéen. J'aimerais revoir Tonton Georges alias Joe, qui lui aussi me mentait, mais je ne peux pas lui en vouloir, c'est une victime dans l'histoire, d'autant plus que c'est lui qui a fait un premier pas vers moi. Il devait avoir ses raisons de rester évasif, je suis persuadé qu'il craignait la réaction de mon père et de Mamie s'ils apprenaient son intrusion dans ma vie. J'ai vraiment besoin de lui parler, il n'a hélas pas précisé la destination de son train...

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