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    Ouah ! Il arrache ce splif. J'en n'ai jamais fumé des gros comme ça. C'est un pote à Florentine qui le fait tourner. J'ai oublié son nom. Blaise je crois. Un prénom qui sonne bizarre sur un type comme lui, avec sa dégaine de rasta blond aux yeux bleus à dreadlocks. Sur son large maillot noir apparaît une feuille de cannabis verte-jaune-rouge. Il porte un bracelet éponge et un bonnet de laine, eux aussi aux couleurs du drapeau éthiopien.

    La soirée se déroule chez lui – chez ses parents en fait – dans un grand appartement du sixième. Une fine brume de fumée remplit la pièce malgré les fenêtres ouvertes, pendant qu'un reggae accompagne notre fumeuse dégustation avec ses percus tribales et ses cuivres entraînants.

    Florentine entame une danse indolente au milieu du salon, joint dans une main, cocktail turquoise dans l'autre, toujours avec son air fatigué qui la caractérise. Sa copine, une petite blonde aux cheveux courts, l'accompagne. Je ne me souviens plus de son nom. Je me rappelle qu'elle a vingt ans et qu'elle étudie les arts plastiques et visuels à l'école des Beaux-Arts. Elle ressemble à Florentine en plus petite mais moins jeune. Puis avec moins de cheveux. Sinon la même maigreur, le même visage terne, la même tête d'Anglaise dépressive. Selon Florentine, elle aurait tenté de se suicider à quatorze ans, suite à un viol par son oncle. Ses parents ne l'auraient jamais su car sa tante, la femme du violeur, est la seule au courant et verse régulièrement de l'argent à sa nièce en échange de son silence. Également pour ne pas salir la réputation de la famille, cet oncle étant une figure respectée du milieu des affaires lyonnais.

    Sinon je crois qu'elle et Florentine sont cousines. Nous avons fait connaissance cette après-midi, assis sur une pelouse près de la place Bellecour, en compagnie de Blaise et Florentine. Elle a l'air d'aimer le sexe, elle en parlait ouvertement tout à l'heure. J'ai même entendu dire, de Blaise, qu'elle aurait des fantasmes louches. Elle prétendait ne pas aimer le reggae, et apprécier diverses sortes de rock. Là maintenant c'est l'alcool qui la désinhibe. Elle se trémousse sur la piste avec Florentine, les yeux cachés d'une paire de lunettes noires à contours roses en forme de cœur.

    Blaise et moi restons affalés sur notre fauteuil de cuir, à siffler des bières brunes et tirer quelques lattes. Une canette de coca au couvercle découpé nous sert de cendrier.

   — Toi t'as l'air cool sous tes airs de rocker...

    Ses doigts en V accompagnaient sa remarque nonchalante. Un cliché vivant. Dans cinq ans il travaille dans une banque ou une agence immobilière. Il s'endort à petit feu alors que la nuit n'est qu'à son aube. Ça ne fait que deux heures que notre petite soirée à quatre a commencé. Je me lève et m'installe au bord d'une fenêtre, profitant de l'air doux d'une nuit d'été. Les filles m'attrapent le poignet, tentent de me tirer sur la piste. Le manque d'alcool m'empêche de me laisser aller sur cette musique infâme. Alors je résiste. Elles me traitent de mec chiant. J'ignore leur remarque, les traite de salopes à voix basse et retourne sur le fauteuil.


    Minuit passée. Une journée vient de mourir. Une autre naît dans l'ivresse, je le sens à ma tête lourde et ce sentiment d'étourdissement quand je me lève. Changement radical côté musique. Deux blondes déchaînées secouent nerveusement leurs membres sur une hardtek débridée. Florentine sourit jusqu'aux oreilles, rigole bêtement, comme sous l'effet d'un gaz hilarant, choses rares chez elle. Désinhibé, je me joins à leur folie, tandis que Blaise, défoncé, ronfle bouche ouverte sur son fauteuil.

    Je prends goût à cette danse. Elle m'éloigne de l'ennui qui me guettait sournoisement. La cousine – ou amie – de Florentine semble ravie de mon arrivée. Ses sourires, auparavant timides, se dessinent. Elle termine sa mignonnette de Poliakov d'un geste brusque, quelques gouttes ruissellent sur son menton. Elle m'examine. Une suspicion malicieuse éclaire son regard.

    — T'es homo ?

    Quoi ? Pourquoi cette question ? Elle est niaise ou elle a trop tapé dans la vodka ?

    — Ben non quelle question...

    Ma réponse la fait rire.

    — Florentine ! Ton pote il est homo !

    Florentine rit aux éclats. Je me demande si elle a compris la question ou rigole par réflexe.

    — J'arrête pas de lui sourire et il cherche même pas à me sauter !

    Sa cousine – j'ai un doute sur leur lien familial, mais elles sont bel et bien cousines dans leur connerie – s'esclaffe encore plus bruyamment. Elle n'envisage pas que je l'ignore parce qu'elle est moche. Pas tant que ça en fait, mais elle est loin d'être canon. Son petit cul moulé dans son jean troué sauve l'honneur. La petite blonde aux cheveux courts se remet à danser tout en continuant de se payer ma tête, pendant que Florentine, soudainement accablée de spasmes, court vers les toilettes.

    Tu vas voir si je suis pédé ! Ma main gauche palpe son fessier sans aucune tendresse, comme un vulgaire bout de viande. Il n'y a que nous deux dans la pièce, hormis Blaise toujours dans les vapes. Florentine, quant à elle, hurle du couloir qu'elle a besoin d'un peu de repos pour décuver. Le sourire narquois de la cousine aux cheveux courts s'efface comme la lumière d'une ampoule. Je flaire sa peur. Ou plutôt sa surprise, car mon initiative virile semble la ravir derrière une façade de stupéfaction.

    J'accours vers le couloir et rentre dans la première pièce. Une chambre.. J'appuie sur l'interrupteur et découvre une chambre d'adolescente. Probablement celle de la sœur de Blaise, si j'en crois la décoration. Une lampe à lave mauve occupe une étagère, devant un mur tapissé de photos de jeunes filles souriantes, de cœurs roses, de posters de Charmed. Je rappuie sur l'interrupteur. Les posters de Britney Spears, l'affiche de Titanic, l'étagère avec ses revues Star Club, s'évanouissent dans les ténèbres.

    Je m'allonge sur le lit. La porte s'ouvre. Je distingue une silhouette, reconnais une courte chevelure. La petite blonde se jette sur moi, s'assoit à califourchon sur mon visage, colle son entrejambe sur ma bouche et frotte. La dingue ! J'étouffe. Elle se retourne et réitère l'action avec ses fesses. Je déboucle sa ceinture, elle m'aide à baisser son jean. J'écarte la ficelle du string et lape sa chair à tâtons, sans vraiment savoir où se faufile ma langue. Ce sursaut de folie m'excite. Elle dit avoir chaud, ouvre les volets et laisse ainsi la lune éclairer la chambre jusque-là plongée dans le noir absolu. Je la pousse sur le lit, retire nerveusement ses habits puis les miens. Nous voilà nus et frétillants, comme deux animaux avant l'accouplement. J'attrape ses chevilles, la pousse en roulade arrière puis me glisse en elle, tranquillement, sans contretemps. Elle subit mon agressivité dès les premières secondes. La techno, encore audible en sourdine derrière les murs, donne la cadence. Aucune réaction de sa part, comme si elle faisait la morte. J'ai aussi du mal à trouver mon plaisir. Elle est large, je ne sens pas les contractions de son muscle. J'accélère brusquement. Sans transition. Le lit grinçant couvre un faible gémissement. Ce sera le seul avant le retour de son silence malsain.

    La pièce, exposée aux lueurs argentées de la pleine lune, l'œil glacé de la nuit, baigne dans une lumière bleutée qui me révèle son visage morbide. Ses yeux fermés s'ouvrent en douceur, je n'en vois que du blanc. La copulation, assaisonnée de caresses brutales sur ses petits seins blêmes, se poursuit dans une violence inouïe, comme si je voulais la détruire de l'intérieur. Sa bouche s'ouvre. Elle tente d'articuler quelques mots...

    — Étrangle-moi...

    Comment !? Cette folle veut m'envoyer en prison ! Stupéfait, je ralentis mes gestes.

    — Tu veux que...

    — Oui ! Étrangle-moi ! De ma main gauche, j'entoure son cou maigre, pour l'instant sans forcer. Je sens bouger sa pomme d'Adam. J'ai l'impression qu'une simple pression briserait ce frêle tronc de chair. Un sentiment de puissance brûle mes entrailles. Un pouvoir d'ordinaire interdit, quelque chose qui sommeille en moi, une bête à l'affût de la première occasion de déployer ses talents.

    — Vas-y serre ! Tu retireras ta main quand je te toucherai le bras.

    Je compresse le membre tout en la pénétrant. Ses muscles résistent. Son regard m'invite à continuer. J'augmente la pression. Elle jouit mentalement, je le vois au sursaut de vie qui transparaît de ses prunelles écarquillées. Un ruisseau veineux traverse chacune de ses tempes. Elle tapote mon bras.

    Toute suffocante, elle avale de grandes gorgées d'air comme si elle émergeait. Cette nouvelle expérience m'électrise, me fascine, m'enflamme. M'enflamme au plus profond de mon être. Là où se loge mon feu. J'arrête le coït un instant, hypnotisé par deux yeux affamés en demande d'un nouveau supplice.

    — Recommence ! Plus fort ! Puis desserre quand je tape ton bras, resserre quand je retape, et ainsi de suite.

    J'exécute sa demande en même temps que mon bassin ondule de nouveau. Je force. Mes doigts nerveux broient son larynx. Elle tapote. Je desserre comme convenu. Elle tapote encore. Je resserre. Elle reproduit le cycle plusieurs fois en augmentant la durée de chaque strangulation.

    La lune inonde de ses rayons cristallins le visage devenu bleu. Deux globes humides, remplis d'une lumière déconcertante, se plantent dans mes yeux sans vraiment me regarder, comme s'ils scrutaient mon âme ou une dimension parallèle. Je jouis d'être le bourreau d'une martyre au regard extasié.

    Cette nuit une autre flamme s'ajoute à mon feu. Une flamme plus dangereuse que les autres. Celle de l'orgasme par le don de mort, le versant négatif de l'orgasme par éjaculation procréatrice. Une mort certes juste effleurée, mais assez proche pour y respirer son délicieux parfum. Un simulacre de meurtre – l'acte réservé aux dieux et fantasmé par les hommes – avec le consentement de la victime. Le délice sulfureux de violenter en offrant du plaisir.

     Aucun fluide ne sera libéré cette nuit. Je me suis retiré de son corps, lassé de remuer mes hanches et trop préoccupé par ce nouveau plaisir. En revanche, une éjaculation spirituelle jaillit de toutes les pores de ma chair dans un cortège de sensations physiques : tremblements, bouffées de chaleur, contractions...

    La fille tapote et me signale la fin de cette expérience. Elle ahane de plaisir, profite de ses dernières secondes d'extase avant de revenir à la réalité, sa réalité bien plus étouffante que ma main strangulatrice...

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