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     Il est sympa ce disque que j'ai choppé dans la chambre de Mickaël. Noir Désir. Du rock français des années 90. Des guitares abrasives, de la rage, un désespoir qui transpire à grosses gouttes. Il a bon goût le frangin, je me souviens qu'à l'époque il écoutait ça en boucle, quand il rentrait du bahut avec son jean troué, sa longue chemise à carreaux gris, noirs et blancs, puis ses cheveux mi-longs qui masquaient ses joues boutonneuses. Je le réécouterai à la maison, au calme.

    Là je vais m'écouter le disque acheté hier. J'ai pris le train et marché jusqu'à la FNAC pour l'acheter, alors j'espère ne pas être déçu. Jamais entendu parler de ce groupe. Je l'ai choisi pour la jolie pochette représentant une jeune femme au teint livide dont le corps baigne dans une bassine de sang. Le groupe s'appelle Cradle Of Filth. Je ne sais pas comment ça se prononce.

    C'est parti ! Petite intro sympathique, qui met dans l'ambiance grâce à son inquiétant chœur masculin et ses nappes de claviers toutes aussi troublantes. Les guitares arrivent. Ça envoie du lourd. Whouah ! Qu'est-ce que c'est que cette voix ? On croirait entendre l'égorgement d'un porcelet ! À part ça c'est pas mal.

    Une main tapote mon épaule. C'est Jason avec sa copine. Ses lèvres bougent, il me parle. Je retire mes écouteurs...

    — Depuis tout à l'heure je t'appelle ! J'étais devant l'auto-école.

    — Pas fait attention...

    — Sinon ça va ?

    — Oui et toi ?

   — Bah ça va... Tiens ! Je te présente Derya, ma copine.

    Une de plus. Brune à la peau hâlée, moins jolie que la précédente mais mignonne. Il les attire toutes, puis les jette toutes au bout de trois mois maxi. D'ailleurs il me semble l'avoir déjà vue cette copine. Je vais lui demander histoire d'en avoir le cœur net...

    — T'es à Claude B non ?

    — Oui dans la classe à Jason en 1ère S3.

    C'est bien ce qui me semblait. Quand j'y pense ça fait quelques temps que je n'ai pas eu de copine. J'ai juste flirté avec la cousine à Roubine l'été dernier. On se marrait bien avec elle...

    — On va pas te déranger plus longtemps, on nous attend chez un pote à Derya.

    Tant mieux. Je n'ai rien contre lui mais je le vois à chaque récré. Un type cool ce Jason, même si assez égoïste, le genre à ne penser qu'à lui. Ceci dit je suis mal placé pour lui reprocher cela. Nous faisons tous les deux partie de ceux qui ont assez d'estime envers eux-mêmes pour se préoccuper de leur personne en priorité. Puis beaucoup en feraient autant si, comme Jason, ils mesuraient un mètre quatre-vingt-dix pour quatre-vingt-quinze kilos de muscles.

    Tiens ! Le mec qui descend la rue Nat', je l'ai déjà croisé au bahut. Je crois même qu'il est dans la classe à Jason lui aussi. J'en vois souvent se moquer de lui quand il traîne avec ses deux seuls potes du lycée, aussi geeks que lui sans en avoir vraiment l'apparence. Lui, en revanche, c'est marqué sur son front qu'il est geek, avec ses cheveux bruns et gras, ses grosses lunettes rectangulaires, son acné purulente et son tee-shirt Super Mario qui recouvre son torse filiforme. Jason l'a reconnu et l'interpelle avec un grand sourire niais.

    — Bonjour Alexis ! Tu vas bien ? Tu comptes serrer de la meuf ce week-end ?

    Alexis poursuit sa marche tête baissée, dans une ignorance feinte, conscient de l'ironie de la question posée par Jason, mais trop peureux pour se défendre.

   — Arrête ! T'es méchant !

    Ces mots de sa copine Derya sentent la fausse compassion, une culpabilité de façade. Elle est en fait émerveillée par l'aisance et la virilité de son copain.

    — Allez on y go, on est déjà à la bourre ! À la prochaine !

   — À la prochaine...

    Me revoilà avec ma solitude, une compagnie nécessaire pour se connaître, s'explorer. C'est seul que j'ai le mieux apprécié la chaleur de mon feu. Une personne jamais seule ne saura jamais vraiment qui elle est. La solitude effraye la plupart des gens, comme s'ils craignaient, inconsciemment, les pensées prêtes à s'insinuer en eux aussi vicieusement que le venin d'un serpent. Car quand on est seul, on pense. Et quand on pense, on trouve du poison en soi.

    Je devrais justement quitter cet endroit. La solitude peut vite y devenir glauque. Trop de passage. Toujours un passant étonné, les yeux salis de compassion poisseuse ou de curiosité naïve à la vue d'un solitaire sur son banc, les mêmes yeux que lorsqu'il remarque un handicapé.

    C'est décidé ! Je rentre. Quelle heure il est ? Mon portable indique 17h20. La nuit tombe déjà, signe de l'hiver approchant. Une fois au quartier, j'irai retrouver Roubine chez lui, puis éventuellement squatter sa console si ses vieux sont de sortie. Vivement qu'il ait un portable lui aussi, j'en ai marre de voir son père faire la tronche quand je sonne à sa porte. Je sais que Vincent est absent. Ludo idem. D'ailleurs je le vois de moins en moins Ludo, depuis qu'il crèche toute la semaine à l'internat de son lycée où il prépare un CAP. De plus il a changé ces derniers temps. Il passe beaucoup de temps avec sa copine, ne traîne qu'avec elle. Du coup il n'y a que Vincent et Roubine que je fréquente régulièrement. Ils m'ont fait passer de bons moments cet été, comme cette nuit où l'on a dégonflé les pneus du pick-up des voisins, ces abrutis qui nous ont confisqué le ballon échoué dans leur jardin suite à une partie de foot. Sans oublier ce chat qui titubait après avoir lapé un fond de whisky versé par Roubine dans une gamelle, grande poilade ce jour-là.

    On se marre bien avec les copains, ces petites anecdotes nous sauvent de l'ennui, ce compagnon trop présent durant nos étés, quand nous traînions au quartier, désœuvrés, à regarder nos adolescences s'écouler aussi mollement que la bière dans nos gorges, les cheveux luisants de sueur, les joues empourprées, le front ruisselant, les yeux dans le vide...

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