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    Pas mal ce petit groupe. Clotilde m'en fait des éloges depuis des mois, c'est sa pote qui assure le chant. Le groupe annonce la dernière chanson. Une reprise de Cranberries.

    La foule clairsemée apprécie. Les têtes remuent en rythme sur le refrain de Zombie, quelqu'un en a même perdu son chapeau de pirate. Et je partage leur plaisir, les musiciens jouent en rythme, la voix est bien posée.

    — Alors Florent ? Ça te plaît ?

    — Oui t'avais raison ils ont du talent. Ils sont même largement meilleurs que le groupe de l'année dernière...

    — C'est clair... Hey ! Laura ! On est là !

    Ah ! Laura se joint à la fête, avec son joli costume de princesse médiévale et ses cheveux blonds couronnés d'une natte. Soraya l'accompagne, habillée comme d'habitude. Elle m'a confié hier ne pas vouloir se fâcher avec son père en se déguisant, car celui-ci considère ce genre de festivités comme contraires à sa religion.

    Laura propose que l'on aille s’asseoir dans la grande pelouse derrière les tables de ping-pong en béton. Tout le monde approuve.

    Nous nous asseyons sur le sol verdoyant, disposés de face comme les quatre points d'un losange. Un véhicule se gare dans l'avenue, musique à fond, derrière le grillage. J'aime beaucoup ce morceau. All the things she said de t.A.T.u. Laura aussi apparemment, elle dodeline de la tête... — Elle est trop bien cette musique ! Je sais plus comment s'appelle le groupe... — t.A.T.u. — Ah oui ! C'est vrai... — Florent il sait tout...

    Clotilde adore faire remarquer que je sais tout, sur un ton un peu sarcastique. Sinon un groupe de filles passe près de nous. L'une d'entre elles ressemble à Ophélie. D'ailleurs je me demande ce qu'elle devient, je la vois si peu que j'en arrive à l'oublier, comme si je la sortais de mon esprit, involontairement, dans un réflexe défensif. Je sais qu'elle passe son BEP Secrétariat à la fin de l'année. Cela mis à part, je ne sais rien d'elle aujourd'hui, j'ignore même comment s'est finie son histoire de grossesse.

    Quelque chose fait rire les filles. Elles regardent une fille passer au loin. Soraya commente...

    — Finalement elle est toujours vivante celle-là ?

    — C'est qui ?

    Laura attend quelques secondes avant de répondre à Clotilde...

    — Une cassos. Hier en fin d'après-midi, elle a quitté le cours d'EPS en pleine séance d'athlétisme, en pleurs, puis a menacé de se suicider, car elle se sentait ridicule en ratant tous ses sauts en longueur...

    Soraya poursuit la discussion...

    — Faut dire qu'elle est grosse. Elle peinait, toute en sueur, à soulever ses grosses cuisses. Elle s'essoufflait avant de finir sa prise d'élan. Toute la classe riait quand ses jambes lourdes tombaient pâteusement au bord du bac à sable.

    — Elle a qu'à pas se laisser faire aussi. Puis arrêter de bouffer des gâteaux à la récré...

    Elles rient de bon cœur. J'affiche un léger sourire pour ne pas faire le rabat-joie. J'ai envie de dire que ce n'est peut-être pas vraiment de sa faute si elle est comme ça, mais ça va gâcher l'ambiance. Clotilde doit penser comme moi, elle rigole pour faire bonne impression devant les copines.

    Cette après-midi de fête du Printemps se poursuit tranquillement. Nous discutons de tout et de rien. Les filles critiquent leurs camarades, surtout leurs semblables féminines. La routine. J'ai bien envie de rentrer, pressé par les nuages gris qui assombrissent le ciel caladois. Je me lève, salue les filles sauf Soraya qui souhaite partir elle aussi.

    Je l'accompagne jusqu'à chez elle. Sur le chemin, nous parlons de son projet d'intégrer une fac de médecine après le bac. Elle en a le niveau, c'est la meilleure de la classe en maths, puis elle a bien fait d'aller en S comme moi. Les études de médecine sont plus accessibles pour les bacheliers scientifiques. Ce serait vraiment une bonne chose, elle pourrait ainsi aider son vieux père malade. Parfois elle me parle de lui comme d'un homme qui s'est saigné aux quatre veines pour lui donner la meilleure éducation possible. Il ne comptait pas ses heures sur les chantiers, économisait le moindre centime au point de renoncer à son café du matin. Ça permettait à Soraya de prendre des cours particuliers le samedi. Parce qu'à l'école du quartier elle aimait apprendre, mais c'était bruyant. Ça chahutait. Elle endurait de la jalousie. Elle sabotait ses dictées pour ne pas être la première de la classe. C'était mal vu, dans son monde où Tony Montana fascine les gamins.

    — Euh... Florent ! On va devoir se séparer ici.

    — Ah ! Pourquoi ?

    — J'ai pas envie d'être vue avec toi par les gens du quartier. C'est pas contre toi. On me reproche souvent de faire ma Française avec mes bonnes notes, mes jupes et mes grands ongles vernis, alors si on me voit avec toi ça va être pire.

    — C'est qui on ?

    — Ben des voisins, des garçons de la cité, même des filles parfois... Quand j'étais enfant ils avaient des gamins de toutes les origines dans leurs bandes. Mais aujourd'hui ils restent qu'entre Maghrébins. Je crois que c'est depuis le 11 septembre qu'ils se replient comme ça, pour se protéger d'une suspicion qu'ils sentent dans le regard des Français. Puis cette guerre en Irak qui pointe son nez ne fera rien évoluer, bien au contraire...

    Et oui... Avec Clotilde on a manifesté contre cette guerre, et on le fera encore, même si je ne me fais aucune illusion, le gouvernement américain se fiche bien de ce qu'en pense le monde.

    Je salue Soraya d'un geste de la main et la regarde s'approcher des tours grises aux fenêtres disposées comme un quadrillage de feuille à carreaux. Des gamins encapuchonnés s'agglutinent autour d'une berline noire flambant neuve, conduite par un grand frère. Des mamans voilées surveillent leurs enfants dans une aire de jeux, en discutant, pendant qu'au milieu de nulle part un vieux Maghrébin moustachu, fatigué, traîne péniblement son caddie de provisions sur le bitume. 

    C'est le monde de Soraya, différent du mien, une sorte d'univers à part où tout paraît gris, pourtant dominé par le même ciel, gris lui aussi, qui lâche ses premières gouttes...

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