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    Cette chaleur ! Rien n'arrête la canicule, pas même la nuit ! Nous étouffons comme si la Terre gravitait près d'un soleil noir. Vincent se promène torse nu, tout fier d'exhiber ses petits abdos bronzés de métis. Jason en fait de même, plus clair et plus costaud. Roubine se fixe devant un DJ concentré sur ses bidouillages, la tête coiffée d'un gros casque. Les enceintes crachent une sorte de techno aux accents mélodieux. Roubine me fait remarquer qu'il s'agit de hardstyle. Il a l'air d'aimer ça au point d'entamer une danse sautillante. Il m'a déjà parlé d'un festival hollandais qu'il rêve de faire quand il sera majeur, le Qlimax qu'il disait.

    On a du mal à le sortir de son délire. Jason, le premier à s'exaspérer, emboîte le pas. Ludo le suit, vêtu d'une casquette portée à l'envers, d'un baggie et d'un large maillot en polyester sur lequel pend une grosse chaîne en or. Depuis quelques temps il joue à fond la carte du gangsta américain, ça en devient ridicule. Vincent, William et moi les rejoignons. Nous descendons la rue Nationale sans Roubine, jusqu'à ce que ce dernier, découvrant sa solitude, nous coure après.

    Divers profils se partagent, le temps d'une soirée d'été, le centre-ville de Villefranche : familles avec enfants, groupes de jeunes, couples de toutes générations...

    Comme chaque année, les batailles de mousse à raser font rage dans les rues bondées. Je salue deux anciennes camarades de l'école primaire. À chaque fête de la musique je croise d'anciennes connaissances de classe. Ludo, pendant ce temps-là, s'intéresse à un groupe de rap installé devant une pharmacie. Vincent s'excite...

    — Il est fou ! C'est rempli de weshs par ici. Ils vont nous taxer des clopes.

    — Ils doivent pas être si mauvais, Ludo en connaît quelques uns, il leur serre la main...

    Une petite tape sur mon épaule interrompt ma réponse. C'est William qui s'allume un gros splif et m'informe de la présence d'un groupe de metal rue des Fayettes, devant le magasin Gallice. Il tient l'info d'un ami dont le frère est bassiste dans le groupe. Intéressant... Nous irons jeter un œil, William et moi. Mais il nous reste de la marche avant la rue des Fayettes.

    Nous attendons Ludo, adossés au mur face à la scène, à l'écart de la petite foule agitée, principalement des jeunes des quartiers qui remuent leurs bras au son du beat. Roubine salue un groupe d'anciens camarades de sa classe de troisième, cinq garçons et deux filles. Je les connais de vue, ils me font un signe de reconnaissance. Le concert s'achève. Ludo nous retrouve, ainsi nous reprenons notre marche. Pas grand chose d'appétissant parmi les divers concerts devant lesquels nous passons sans donner plus qu'un œil furtif. Des impros de jazz, des reprises de variété française, des violonistes... et même un trio d'accordéonistes.

     Nous voilà devant le snack à l'angle de la rue Nat' et de la rue des Fayettes. J'oriente la marche sur la droite pour amener ma bande vers ce fameux groupe de metal. Hormis William qui attaque un nouveau splif – au moins le troisième pour ce soir – , personne ne comprend l'intérêt de quitter la rue Nationale. Ils doutent de quelque chose, surtout Jason qui me soupçonne déjà d'amener la troupe vers une de mes musiques louches. Une minute s'écoule et le son encore lointain des guitares saturées s'invite dans notre univers sonore. Jason, Roubine, Ludo et Vincent lâchent un râle réprobateur, pendant que William et moi activons le pas vers le magasin Gallice devant lequel se tient la scène peuplée de quatre musiciens.

    Nous nous intégrons à un public d'une trentaine de personnes agglutiné à l'estrade. Les têtes pivotent dans un mouvement vertical, une sorte de oui résigné et perpétuel. Certains visages s'effacent derrière une chevelure dense. Une fille du premier rang se retourne et croise par hasard mes yeux figés sur elle. Je la considère, stoïque et masqué d'une fausse indifférence. Elle est brune, ses lèvres ont la couleur de ses cheveux. Un symbole pacifiste, l'espèce de Y à trois branches retourné et contenu dans un cercle, flotte sur le haut de sa poitrine. Elle parle au creux de l'oreille de sa voisine. Les deux filles se retournent sur moi dans un geste synchronisé, puis gloussent main à la bouche. L'autre fille est grosse, contraste avec la première au contraire beaucoup plus mince. Elles se reconcentrent sur le groupe. J'en profite pour juger le cul de la mince. Une merveille. Deux fruits consistants, d'une largeur impressionnante comparé à son gabarit taille de guêpe, moulés derrière un pantalon de la même couleur que ses lèvres.

    La musique s'arrête. Des cris gutturaux accompagnent les applaudissements. La fille du premier rang, celle qui m'intéresse, se retourne une fois de plus sur moi. Son regard a évolué vers quelque chose de plus sérieux, un regard de femme troublée, elle prend conscience que je lui plais. Le chanteur annonce le prochain morceau. Les enceintes crachent à nouveau leur puissance sonore. Le rythme est nerveux. Les corps se déploient. Un mec pousse son voisin. Lequel lui rend la politesse. Le premier mec échoue sur un autre mec, un grand type aux bras comme mes cuisses, inerte comme un mégalithe malgré le choc. Le costaud repousse le malheureux assaillant comme un vulgaire caillou gênant, et le pogo contamine une bonne partie du public. Je me joins à ce petit bout de chaos localisé dans le centre de la cohue. William reste à l'écart, prudent. Un mec à terre se fait vite relever. Nous sommes une quinzaine à nous rentrer dans le lard dans un simulacre de violence aveugle, motivés par une musique puissante et énergique. Je ne me suis jamais réellement battu, c'est encore le cas dans cette lutte amicale, mais j'aime me sentir possédé par un tourbillon de brutalité sans cause ni but, être touché dans mes pulsions les plus profondes, les plus animales, celles qui rejaillissent quand le poids de la civilisation devient trop lourd.

    Les récalcitrants en retrait, les bras prêts à repousser les dommages collatéraux, subissent les assauts d'une douzaine de gars en transe, des assauts accueillis comme les éclaboussures de sang qu'un massacre ferait jaillir. J'en pousse un, un autre me cogne, et ainsi de suite. Le jeu est agréable, mais le serait encore plus dans une réelle baston, le risque de prendre des coups récompensé par le plaisir d'en donner.

    Fin du morceau. C'était le dernier. Le public scande un rappel. Nos amis nous interpellent, ils nous attendaient patiemment devant la boucherie d'en face. William et moi filons les rejoindre. Je ressors serein de ce défoulement, néanmoins déçu de ne pas avoir pris le numéro de la brune. William aussi a apprécié, il a remué sa petite tête durant tout le concert.

    Nous arpentons les rues au gré du hasard, à la recherche d'artistes qui pourraient plaire à Jason et Vincent. Une tâche difficile car ils n'écoutent que des musiques mainstream, des trucs qui passent à la radio.

    Minuit approche. Agacés de tourner en rond, nous décidons de rentrer. Les artistes s'effacent les uns après les autres, pendant que le bon peuple abandonne les rues et se fait remplacer par les résidus, les gens peu recommandables, les parias évités comme des virus contagieux, à savoir la racaille, les clochards avinés et autres tordus solitaires en quête d'une cigarette ou d'une barre d'héroïne. Une sirène de police retentit dans une rue adjacente. Elle me rappelle cette bagarre survenue lors de la dernière fête de la musique, il y a un an, quand des Arabes avaient fracassé un jeune clochard en treillis et casquette militaire devant son berger allemand hurlant à la mort, les pattes rougies du sang de son maître. Ils l'avaient pris pour un skin. C'était à la même heure que maintenant, quand les rues se vident.

    Nous passons sous les rails. Le chemin souterrain sent toujours autant la pisse. Jason et William nous accompagnent au quartier. Ce dernier allume un nouveau splif. Ils rentreront chez eux plus tard grâce au scooter de Jason. Nous comptons prolonger la nuit, accompagnés de quelques bières fraîches, assis sur une pelouse à attendre Morphée. Pour le moment nous sommes calmes, dans une rue calme, sous les étoiles d'un ciel calme. Seul Jason chante un morceau à la mode pendant que Ludo et Roubine poursuivent leur débat intéressant sur le goût du coca normal, vanille, citron et cerise. Puis Vincent goûte le splif de William.

    Un léger brouhaha prend forme dans le silence. Une bande sillonne le même trottoir dans le sens opposé. Ils sont encore loin. Je remarque leurs casquettes, commence à entendre leurs rires. Une bonne humeur chargée d'un arrière-goût agressif. Vincent les a remarqués et le fait savoir...

    — Merde ! Des racailles !

    Tout le monde se crispe en espérant qu'ils ne viennent pas nous brancher. Ils sont cinq. Deux Arabes, deux blancs et un noir. Le pélo au maillot vert fluo me dit quelque chose, avec sa casquette Hurricanes vissée sur sa gueule de rat. Nous les croisons dans une indifférence simulée, sous leurs regards pesants. Ils cherchent nos yeux pour agresser en prétextant un regard de travers. Le noir demande à William sur un ton expéditif s'il a une cigarette. William nie. Même question posée à nous tous. Nous répondons que nous n'avons plus de cigarettes. Le groupe se remet en marche dans notre dos pendant que l'un d'eux nous traite de mythos, de pédales puis d'un mot incompréhensible, une sorte d'argot de banlieue. Nous avalons notre fierté et marchons comme prévu. Je n'aime pas réagir de cette manière mais je ne vais pas mettre tout le monde en danger en insultant cette vermine.

    — Qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça toi ?

    Malaise... C'est à Roubine qu'il s'adresse. Les potes du noir lui conseillent de laisser tomber en le tirant par les bras. Tout compte fait ils paraissent plus pacifiques, sauf ce type en vert au style basketteur qui me fixe d'un air étrange. Il m'a peut-être déjà croisé quelque part, mais son regard est vraiment perturbant, même haineux, à croire qu'il vient de retrouver un ennemi en ma personne. Roubine prend un air incompris, puis durcit son regard comme s'il maîtrisait la situation.

    — Ouais ouais c'est ça !

    Sur ces mots, le type s'éloigne. Je sifflote un air entraînant dans l'idée d'exprimer une sérénité inappropriée, et ainsi agacer cette racaille arrogante. Il s'arrête, me regarde de travers et me demande ce qu'il m'arrive. Sans répondre, je poursuis ma chansonnette sans le calculer. Mon stratagème porte ses fruits. Je sens l'occasion de libérer une part de moi-même. Cette chaude soirée d'été est la bonne, le pogo de tout à l'heure a déjà échauffé mes pulsions. Tout le monde assiste à la scène d'un air incrédule, mes cinq compères se demandent quelle mouche me pique.

    Le type m'approche. La tension monte. Nos regards s'affrontent. Je me concentre sur le blanc de ses yeux méchants, un blanc entaché de souillure jaune, à croire qu'il pleure pour pisser. Sa gueule charbonneuse m'écœure davantage de près. Je découvre sa peau grasse couverte de petits boutons granuleux, les tâches brunes qui souillent son épiderme déjà sale, sa bouche épaisse qui même fermée envoie une mauvaise haleine de cannabis. Je vois la haine dans son regard. Je la vois physiquement, comme si ses yeux allaient exploser sous la pression interne d'un faisceau de haine. Si j'attends trop longtemps, il va m'attaquer sans aucune pitié. Je ne suis pas humain pour lui. À moi de le déshumaniser.

    En face de moi se tient un microbe géant, un essaim de bactéries en quête d'un organisme sain. Je pense que je pourrais le tuer. Je n'irai pas si loin, mais la disparation physique de ce tas de chair infect ne m'affecterait pas, n'émouvrait d'ailleurs personne connaissant la réputation de ce genre d'individus, me procurerait même un plaisir inhumain. Un plaisir divin.

    Il attaque ! Première droite dans l'abdomen. Je constate ma douleur mais l'exagère pour lui faire croire qu'il m'a achevé. Par conséquent il baisse un peu la garde, et j'en profite pour lui lever mon pied en pleine figure. Il n'a rien vu venir. Estomaqué, il pose ses mains noires sur son nez saignant. Mes amis et les siens hésitent entre nous séparer et laisser la bagarre continuer. Ils penchent pour la seconde option, certainement parce qu'ils considèrent ce duel comme équitable, à la loyale. Puis s'ils voulaient mettre un terme au combat, ils auraient à peine le temps de commencer que j'aurais déjà envoyé le deuxième coup que voilà en prévention de la riposte. Ma jambe droite vient de frapper l'extérieur de ses mollets. Ses fesses rencontrent le sol. Je me sens obligé de l'achever sous peine d'essuyer sa rébellion implacable. Tout le monde tente de me retenir. Ils prétendent que je suis allé trop loin. Mais ma détermination surpasse leurs mains agrippées à mon corps déchaîné. J'assène à ce déchet une pluie de coups, la plupart avec les pieds. Ce type n'est pas humain. L'abîmer physiquement est comme écraser une fourmi. Ce sang qui dégouline de tous les recoins de sa tête m’enivre, me met dans une transe indescriptible, quelque chose de mystique. En position fœtale, il protège son visage couleur steak saignant.

    J'attaque son dos mais Jason, plus musclé que les autres, parvient enfin à me bloquer les membres, aidé de Vincent. Je me sens comme un lion maîtrisé, mais satisfait d'avoir laissé sa flamme le brûler de l'intérieur, d'avoir repoussé le fardeau de la frustration hors de lui...

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