50

8 minutes de lecture

    Oula ! Je suis déjà à la traîne sur les autres. Comme hier, je vais galérer pour vider mon seau, puis mon retard va s'accumuler. Vivement ce soir que je clôture ce week-end de vendanges. Encore deux heures à tenir...

    J'ignore comment font certains pour tenir une semaine, comme ces saisonniers polonais qui gardent le rythme, tandis que moi je souffre de courbatures après seulement deux jours. Surtout le plus âgé de la bande, ce type dans la quarantaine qui chante en polonais, dans les vignes, désinhibé par les verres de Chardonnay qu'il a enquillés en plein cagnard. Les Français ne sont pas en reste dans la descente d'alcool, chez certains le vin blanc traverse l’œsophage comme de l'eau fraîche. Vivement que ça se termine, j'aurai ensuite une semaine de repos avant la rentrée. La canicule de cette année est une bénédiction : sans elle, j'aurais vendangé un week-end de septembre, pour ainsi dire sans repos entre les cours. Le patron motive les troupes...

    — Allez messieurs dames la journée est presque finie, on garde la cadence ! Je veux pas voir une seule tête hors des ceps ! 

  

    Une chose de faite ! La journée touche à sa fin et mes cervicales souffrent. Les vignes ne sont pas prêtes de me revoir. Reste plus qu'à attendre la paie. Je m’assois sur une parcelle d'herbe touffue, à l'ombre d'un soleil encore féroce en cette fin d'après-midi, accompagné de Guizmo. Un mec cool. Une sorte de marginal assez étrange avec ses tresses de couleur et son pantalon kaki, le genre à intriguer les braves gens quand il achète sa bière bon marché dans une supérette.

    Nous contemplons le paysage d'un vert franc, valorisé par un ciel bleu qui surplombe vignes et vallées. Un tracteur rouge se déplace lentement entre deux parcelles. Une tâche bétonnée fait surface à l'horizon comme une île grise sur une mer verte. Villefranche. Calme et silencieuse d'ici.

   La femme du patron m'appelle. Elle gère la paperasse ainsi que l'aspect comptable et administratif. Elle sort de son bureau aménagé dans le salon avec une caisse métallique dans les bras, puis en retire quatre-vingt-sept euros et vingt-trois cents. Ma première paie. J'entends de la fierté dans sa voix quand elle annonce le chiffre et glisse dans ma main les pièces et billets. Je retrouve ma place au frais, ou plutôt ma zone ombragée moins chaude que les surfaces claires où même l'herbe chauffe. Guizmo me demande si je suis payé au black...

    — Ouais... C'est parce que je suis mineur.

    — C'est cool... Ça t'appartient, les impôts ne pourront pas se servir.

    Je me laisse captiver par son bracelet de plastique recouvert d'un symbole que je vois souvent en manif ou au lycée sur certains maillots. Je vais lui demander de m'en parler...

    — C'est quoi ce A encerclé sur votre bracelet ?

    — Déjà tu me vouvoies pas ça me répugne, je suis pas un bourgeois... Puis pour te répondre c'est le symbole de l'anarchisme.

    — Ah... Le chaos, le désordre. C'est bizarre comme projet non ?

    — T'es à côté de la plaque mon gars... L'anarchisme est au contraire la plus haute expression de l'Ordre, un ordre assuré par le peuple, sans État, sans aucune autorité pour nous dominer. L’État est, contrairement à ce qu'il prétend, un agent du désordre en créant des tensions dans la population afin de se présenter en représentant de l'Ordre. D'ailleurs ce A que t'as remarqué est entouré d'un O comme Ordre.

    — Pourquoi pas mais... c'est quand même difficile de vivre dans une société ordonnée sans qu'une autorité l'organise, ça peut vite tourner au chacun pour soi, la loi du plus fort...

    — Vous êtes nombreux à penser cela car on vous a éduqué à penser que le modèle actuel est le seul possible, à accepter l'idée qu'une minorité d'hommes gouverne la majorité, réglemente leur vie, s'octroie le monopole de la violence par le biais de l'Armée ou de la police... Mais personne n'est légitime pour diriger quiconque... Ni le président, ni le patron, ni le flic, ni personne d'autre si ce n'est les parents pour un gamin, ne devraient avoir le droit de commander autrui.

    — Oui mais tout le monde n'est pas capable de s'autogouverner. Certains ont besoin qu'on leur dicte les règles, sans cela ils sont perdus...

    — Ah mais personne n'est forcé de rester seul ! Toute coopération est possible à condition qu'elle soit librement choisie par l'individu et révocable à tout moment.

    — Tu dis que personne ne peut nous diriger, mais même si le système n'est pas parfait, le peuple choisit ses représentants par le vote, ce qui les rend légitimes non ?

    — Oui en effet les individus ont le choix entre le candidat A qui veut repeindre les murs de la maison système en rose, le B qui veut les repeindre en bleu, le C en rouge, le D en brun... Mais aucun ne veut démolir la maison.

    Je dois lui reconnaître une excellente répartie, une aptitude à défendre ses idées radicales. Son regard me fait signe qu'il souhaite ajouter quelque chose...

    — D'autant plus que ces candidats n'ont pas le même accès, selon leurs moyens financiers, aux médias eux-mêmes détenus par les capitalistes, donc tu ne risques pas d'y entendre la parole de réels combattants du système. Puis tes parents t'ont sûrement déjà dit que leur candidat, une fois élu, ne respecte pas ses promesses ? Rien d'étonnant quand on sait que les mandats des élus ne sont pas révocables.

    — En gros tu veux un monde sans autorité où tous les rapports seraient horizontaux, où le peuple s'autogouvernerait...

    — On peut le résumer comme ça...

   — C'est un bel idéal, mais très utopique je trouve... Je doute que l'être humain soit capable d'y parvenir. Dans ma famille, on me prend déjà pour un illuminé quand je parle de mon souhait d'égalité sociale, de mes préoccupations écologiques...

   — Beaucoup d'idées concrétisées étaient d'abord des utopies. Puis pour ce qui est de l'être humain, le mode de vie de nos ancêtres qui s'autogéraient en communautés, sans État, sans autorité, dans lesquelles les terres et les moyens de production appartenaient à tout le monde, montre que la nature humaine, un concept à prendre avec des pincettes soit-dit en passant, se rapproche plus du communisme que de la lutte de tous contre tous, soi-disant inhérente à l'homme, qui légitime le capitalisme actuel.

    — Ces communautés comptaient peu de membres, à l'époque il n'y avait pas de grandes métropoles comme aujourd'hui, puis leur façon de vivre n'était pas du tout semblable à la nôtre, ils n'avaient pas nos technologies...

    — Évidemment il ne s'agit pas de reproduire une société identique à celle des tribus primitives, mais de s'en inspirer, parce que là on court à la catastrophe avec notre système basé sur la croissance infinie.

    — Justement j'ai un camarade de classe qui a des idées proches des tiennes, il s'intéresse à l'idéal communiste, à Marx dont il lit des textes en essayant de les comprendre. Tu t'entendrais bien avec lui, il parle comme toi.

    — Pas sûr... Malgré certains points communs. Moi je refuse toute sorte d’État, y compris quand il se réclame du prolétariat.

    — Mon ami aussi pense que l’État doit disparaître.

   — Oui... Mais s'il est communiste, il souhaite d'abord la mise en place d'une dictature du prolétariat censée libérer le peuple opprimé, mais qui dégénère toujours en bureaucratie, comme en URSS où les apparatchiks, qui formaient une couche sociale séparée des masses travailleuses, donnaient les ordres au peuple au nom de l'idéal communiste. Le pouvoir corrompt toujours...

    — Les moyens proposés changent mais la fin reste la même, si j'ai bien compris...

    — C'est ça...

   — Ton idéal est beau mais très difficile à atteindre, la plupart des gens se complaisent dans le monde actuel, puis une telle société ne peut marcher qu'à une échelle mondiale, sinon n'importe quelle nation dirigée par un État belliqueux pourrait anéantir ta société sans défense.

    — Elle n'est pas sans défense car prête à riposter en cas d'attaque, les anarchistes sont pacifistes mais ne comptent pas se laisser faire, mais oui nous ne ferons pas long feu face à la grosse artillerie d'une Armée d’État... En même temps l'anarchisme refuse l'idée de Nation, il y aura donc moins de raisons de faire la guerre sans cette idée. Puis je te ferai remarquer que les plus grands massacres de l'Histoire sont l’œuvre des États. Seul un État peut commettre des meurtres de masse de grande ampleur. L'extermination des Juifs pendant la seconde Guerre Mondiale, l'élimination des intellectuels au Cambodge, la grande famine ukrainienne ou le génocide arménien n'auraient pas eu lieu sans État. Du moins pas avec une telle ampleur.

    — Sauf qu'il est difficile d'envisager un monde sans nations. Celles-ci permettent aux peuples de se retrouver dans des valeurs communes, de partager une Histoire commune...

    — Une sorte d'opium du peuple, comme la religion. Selon moi la Nation n'est qu'une fiction qui pose des séparations artificielles entre les opprimés du monde entier et sert ainsi les intérêts des oppresseurs capitalistes. Puis beaucoup de prolétaires ont été sacrifiés sur son autel, comme tous ces soldats de 14-18 qui pensaient défendre leur patrie mais n'étaient que la chair à canon des grands industriels.

    Je ne souhaite rien ajouter. Il dit ce qu'il pense. On approuve, on condamne, mais peu importe, ça a le mérite de la clarté. Une voiture arrive, conduite par un ami de Guizmo. Ce dernier se lève et me tend la main...

    — Une dernière chose : garde toujours les yeux ouverts, reste éveillé et refuse tout ce qui te paraît injuste ! Quelles que soient tes idées... De toute manière tu m'as l'air d'être un bon gars, dans le fond on doit pas être si éloignés que ça... Et garde l'esprit critique ! Changer le monde est un combat de titans, mais ne pas laisser le monde te changer en est un autre...

    Sur ces paroles, il s'en va et s'inscrit dans la catégorie de ces rencontres éphémères qui marquent pour toute la vie. Il dégage un type d'aura que je rencontre très peu, et certainement pas dans ma famille. Je perçois en lui le fanatisme doux d'une personne prête à se sacrifier au nom de ses idéaux. Malgré nos différences, je trouve des points communs entre lui et moi, ainsi qu'entre lui et beaucoup d'autres sur cette Terre : le monde l'écœure. Je l'ai senti dans son regard. Il vomit le spectacle que ce monde offre à ses yeux. Il souffre, il suffoque, il frétille comme un poisson hors de l'eau. Un poisson doté d'une conscience aiguë qui lui permet de rêver d'une rivière, d'un lac, d'un océan... L'anarchisme est son océan...

Annotations

Vous aimez lire Frater Serge ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0