71

6 minutes de lecture

    Aujourd'hui s'est déroulée la dernière épreuve, l'économie et droit. Je l'ai séchée. Aucune importance car je sais déjà que j'ai raté mon bac. Mon père va sévir, à plusieurs reprises il m'a menacé de me foutre à la porte si je continuais mes conneries. William m'a demandé par texto pourquoi je ne suis pas venu. Aucune envie de lui répondre... De toute façon les mots m'auraient manqué. Maman aussi m'a demandé où je suis, à l'heure qu'il est elle pense que je dors chez un ami. Des vagabondages, des réflexions, des petites séances de dessin ont rempli ma journée... Je me suis même offert un petit somme sur un banc de bois, à l'ombre des platanes, dans une rue loin du centre-ville et son tumulte. Ça a calmé ma haine. Depuis peu j'accumule encore plus de haine qu'auparavant, j'ai presque envie de hurler, comme ça, pour me défouler, voire même de tuer. Ce verbe traverse de plus en plus souvent mes pensées. Je me demande si je suis capable de tuer. Jusque-là elle restait en moi cette haine, me brûlait de l'intérieur, si l'on omet mes mésaventures lors desquelles j'ai exploré mon côté sombre. À travers cette exploration, je pensais découvrir un membre essentiel de mon organisme, certainement à raison, en ignorant toutefois ce qui m'a poussé dans cette quête dangereuse. Peut-être que je me défends contre une sorte d'ennemi invisible, sans nom, sans forme, silencieux ? Ou alors tout simplement je m'échappe, effrayé par je ne sais quelle perspective à venir ? Va savoir... J'ai peur que mes actes, un jour, se retournent contre moi. Mamie disait souvent que le Mal se paye tôt ou tard.

    C'est d'ailleurs ici, dans le village où vivait ma grand-mère, que s'arrête mon errance solitaire. J'ai marché toute la soirée jusque-là, dans la douceur d'un crépuscule, sous un ciel bleu dans ses hauteurs, flamboyant sur l'horizon. Des petits nuages flottaient devant le soleil, comme des morceaux de ouate baignant dans une mer de sang. Les vignobles noircissaient lentement, tandis que je contemplais, face à moi, les vallées qui se noyaient dans les ténèbres au fur et à mesure que la nuit s'imposait. C'était magnifique.

     Mais là, maintenant, je déambule sous le ciel noir de minuit. J'ai juste englouti une boîte de thon et une bière à la cerise. Je passe devant l'église, ce lieu qui me fait fatalement penser à Mamie Louise. Chaque dimanche elle venait prier ici. Je devais l'accompagner quand elle me gardait les week-ends. Les messes duraient une éternité. Se lever, se rasseoir, se relever, chanter des Alléluias qui résonnaient comme des joies tristes, écouter la voix fatiguée d'un vieux monsieur en robe blanche... Tout un cérémonial terne et pénible. Seul l'orgue sinistre et solennel me plaisait.

    Quoique le pire dans toute cette mascarade restait la petite foule qui occupait les bancs. Des paroissiens tous vieux, croulants, souffreteux, chancelants, déjà engagés sur le chemin de la mort. Les mêmes qu'à l'hôpital, mais encore capables d'un effort minimal pour venir ingérer leur dose de réconfort hebdomadaire. Je les voyais s'approcher de l'église, retirer leurs chapeaux, saluer les vieilles dames. Il y avait des petits, des bossus, des chauves, des éclopés. Le malheur les accablait. Une fois, j'ai même vu une dame sur un fauteuil roulant, d'une vieillesse extrême, au point d'avoir certainement connu les deux guerres mondiales, peut-être même le dix-neuvième siècle. Elle était presque immobile, la tête toujours courbée. C'était une femme plus jeune mais quant même vieille, sûrement sa fille vu la ressemblance, qui poussait le fauteuil. Certes j'ai parfois croisé quelques jeunes dans ces églises. Des fils à Papa... Ils suintaient l'innocence avec leurs brushings, leurs lunettes, leurs pulls et leurs cols de chemise. Ils m'auraient souri si je les avais insultés.

    Voilà à quoi ressemblaient les fidèles, des humbles villageois que ma grand-mère appelait les bonnes gens, des personnes simples, du genre si tout le monde était comme eux il y aurait moins de guerres, pas forcément pauvres mais loin de l'opulence, obligés de compter leurs sous, se contentant de leurs petites vies, leurs petits potagers, leurs petites sorties au marché local, leurs petites parties de pétanque. Ces corps flétris, détruits sous le joug du temps, appartenaient à de pauvres gens qui vivaient leurs vies paisiblement, la subissaient en silence, ne blasphémaient jamais, ou si peu, hormis boire du vin, parier aux courses et rêver d'une vie meilleure le temps de gratter un Millionnaire. Pour eux le simple fait d'exister était une punition. Quand le prêtre lançait ses premiers sermons, leurs yeux s'illuminaient, je les voyais revivre, ressusciter. Mamie faisait bien sûr partie de ces petites gens.

    Toute sa vie elle a travaillé pour des clopinettes. Elle se réveillait à six heures pour aller respirer des saloperies dans son usine de textile. Elle rentrait exténuée, consacrait le peu d'énergie qui lui restait à se doucher, préparer le dîner et s'endormir devant le film du soir. Moralement ça ne la faisait pas tant souffrir, juste une petite amertume, pour elle la vie était ainsi, et sa Bible valorisait les gens de son espèce... Puis vers les cinquante-cinq ans elle s'est mise à la retraite. Elle se tuait moins à la tâche, bien qu'entretenir sa maison n'était pas de tout repos, surtout à la mort de Papi, lui qui en faisait beaucoup également. Mais le mal était fait. Quarante ans d'exposition à une saleté de poussière de coton ont eu raison de ses bronches. La maladie l'affaiblissait. Elle se levait aussi tôt que pendant sa vie active, faisait ses courses les jours de marché, regardait ses feuilletons, mangeait, visionnait d'autres feuilletons, recevait parfois de la visite, se posait devant La chance aux chansons, priait, dînait et s'endormait sur son fauteuil, devant un film ou une émission avec des stars.

    Ces stars qui souriaient dans le petit écran, avec leurs dents blanches, leurs brushings laqués et leurs visages cuivrés à coups d'ultraviolets, sont l'antithèse de ces petites gens anonymes, de ces modestes inconnus qui peuplaient les messes. Elles paraissaient jeunes, épanouies, riches. En m'inspirant de l'expression de ma grand-mère, je pourrais les appeler les belles gens, ces célébrités qui mènent la grande vie grâce aux petites gens qui regardent leurs émissions, écoutent leurs disques et envient leur réussite. Les Brad Pitt, les lofteurs, les mannequins de la télé-réalité, les Britney Spears... ne mettent jamais les pieds à l'église. À quoi bon ? Ils occupent une belle place dans le monde, inutile pour eux de rêver d'un paradis dans la froideur d'une église, en récompense de leurs décennies de souffrance sur ce petit caillou perdu dans l'univers.

     L'univers... Il me nargue maintenant que j'ai atteint le haut d'une colline à l'écart du village. Je n'ai sous les yeux que ce ciel noir et constellé. Une masse éthérée, une immense brume de vapeur dense, vide de toute matière à l'exception de la lune et des étoiles, et pourtant si terrifiante. La plus monstrueuse des réalités perceptibles à nos sens restera toujours moins angoissante que cette absence omniprésente qui flotte sur nos têtes. Face à elle nous sommes ridicules, faibles, dominés, rien de plus que des orphelins abandonnés au fond d'une caverne. Si elle matérialisait un sentiment, ce serait l'ennui. L'ennui... Une terreur paisible... Invisible, immatérielle, silencieuse, juste douloureuse...

     J'ai rarement ressenti autant de solitude. Peut-être parce qu'il s'agit d'une solitude collective, celle de milliards d'individus qui un jour ont ouvert les yeux sur ce monde. Depuis ce matin j'ai envie de crier. Ça me monte jusqu'à la gorge, comme une envie de vomir. Ça y est c'est sorti de mes entrailles. Un cri de damné, poussé de toutes mes forces, vient de déchirer le ciel, je m'en suis brûlé les cordes vocales. Je l'ai imaginé comme une flèche lancée au bout de la nuit, à travers les étoiles, les planètes, les galaxies, et tout le reste de la Création. J'ignore pourquoi j'ai hurlé, mais c'était libérateur, une étrange jouissance. C'est peut-être ce que nous faisons tous chacun à notre façon, au quotidien, chaque fois que nous le pouvons...

Annotations

Vous aimez lire Frater Serge ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0