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     Quand je vois des petites têtes blondes courir dans un parc, je pense à Bertrand. D'une parce que lui aussi est un enfant, de deux car malheureusement sa maladie l'empêche de courir. C'est très frustrant pour lui qui bouillonne de vie, ça le rend un peu pénible parfois. En fait il n'est plus si enfant que ça, il rentre en cinquième dans deux semaines. Je le revois lundi, pour le remettre un peu dans le bain avant la reprise des cours. Sa mère me donne dix euros pour une heure passée avec lui. Enfant j'étais comme lui, je souriais très facilement, un rien m'enchantait, je levais les yeux sur les papillons virevoltant près des fleurs, je m'attendrissais sur la coccinelle traînant péniblement ses pattes sur une feuille de laurier. Mais j'ai grandi. Les années m'ont éclairé d'autres facettes du monde, et je ne doute pas d'en découvrir encore à l'avenir. J'ai souvent été touché, révolté.

    Clotilde m'a beaucoup aidé en partageant cette indignation, elle m'a initié au militantisme, a accompagné mes premières manifs, m'a éveillé à certains problèmes qui la touchent, notamment le féminisme. Quand je lui disais qu'aujourd'hui les femmes peuvent voter, travailler, divorcer, conduire... elle m'alarmait sur les inégalités salariales, l'objectivation des femmes, le harcèlement sexuel... Je l'écoutais attentivement, parfois en l'approuvant, parfois non. Mais elle était toujours intéressante à écouter. Comme moi elle est consciente du monde qui l'entoure. Et cette conscience me pousse à réfléchir davantage, et donc m'indigner toujours plus. La plupart des jeunes de mon âge restent passifs, indifférents face à la misère, la guerre, les injustices qui pourtant les concernent ou pourraient un jour les concerner. J'ai pitié d'eux et ressens dans le même temps, paradoxalement, une certaine jalousie à leur égard. Leur indifférence les maintient dans un bonheur peut-être factice, mais quant même enviable dans le sens où ce bonheur les protège d'une grande tristesse. J'aimerais partager ma consternation avec davantage de monde. J'aimerais ne plus penser à ces sans-abri, ces opprimés, ces gens qui souffrent pendant qu'une poignée d’individus se partagent la plus grosse part du gâteau. Ces pensées m'attristent, m'empêchent de jouir sereinement de la vie, comme le font ces jeunes, les normaux, valorisés par la publicité, par les séries et émissions pour ados, par les tubes diffusés sur les radios. Difficile pour moi d'être fasciné par le Spring Break, les American Pie, les paillettes du show-biz après avoir pris conscience de certaines réalités du monde.

    Même vis-à-vis de la famille, ce niveau de conscience crée un gouffre. Les repas de familles se sont transformés en corvées à mesure que j'en apprenais sur le monde, à travers mon expérience sensible, mes lectures, ou encore mes discussions avec Clotilde. Quand j'étais enfant, voir mon père changer de trottoir à la vue du premier mendiant assis aux abords d'un distributeur de billets m'indifférait. Aujourd'hui ça me déprime. Je réfléchis trop, c'est ça mon problème. Penser c'est comme se jeter du haut d'une falaise, aucun retour n'est possible.

    Ça y est elle arrive enfin ! Juliane... Elle vient me changer les idées. Elle m'embrasse tendrement, pose une main délicate sur ma joue et s'installe sur le banc à mes côtés. Peut-être que je me fais une idée, mais ses vêtements sont plus courts que d'habitude. Même en Camargue elle ne portait pas ce genre de mini-shorts en jean aux contours ficelés, comme si elle l'avait déchiré. Ses cuisses musclées et dorées frottent négligemment les miennes, moins rondes, plus fines et couvertes d'un short descendant jusqu'aux genoux. Sa poitrine est elle aussi plus exposée, gonflée sur le haut sous la pression de son maillot décolleté. Il paraîtrait que les femmes dévoilent leurs attributs pour affirmer une disponibilité sexuelle. Cette idée vient de Boris, il aurait appris ça sur Internet.

    — Ça va Flo ? Je te trouve pensif.

    — Oui je naviguais dans mes pensées avant que t'arrives... Et toi ça va ?

    — Super bien ! D'ailleurs faut que je te dise, pas le samedi qui arrive mais celui d'après, je fête mon anniversaire au Titan avec des cousins et des amis, évidemment t'es invité.

    Oh non pas en boîte...

    — Bah cache ta joie !

   — Je suis content de passer une soirée avec toi, mais tu sais que les boîtes c'est pas trop mon truc...

    — Oui mais c'est juste pour une fois, pour mon anniversaire. Puis je serai là !

    Elle m'attrape le visage puis colle ses lèvres aux miennes. Je la trouve de plus en plus tactile. Excitée comme une puce, elle me propose une balade que j'accepte évidemment.

    Nous quittons le parc de Haute-Claire par l'entrée principale, puis continuons notre chemin main dans la main vers l'avenue Saint-Exupéry, un lieu évocateur de beaucoup de souvenirs. Combien de fois l'ai-je foulée cette avenue, avec Clotilde, Ophélie, Corinne, ou même tout seul ? En fait je dois beaucoup à Juliane, sa seule existence me tient la tête hors de l'eau, il n'y a qu'en sa présence que mon visage s'illumine instinctivement, sans forcer.

    Deux autres personnes consomment un bonheur similaire au notre : sous l'abri-bus, assis sur le banc, se trouve un couple. Je crois connaître le mec, juste de visage. C'est un pote à Dany que j'ai souvent vu fumer son joint devant le lycée, le casque sur les oreilles, en écrivant je ne sais quoi sur son calepin. Parfois il grattouillait une guitare sans conviction, la clope au bec, un peu dans son monde. C'est aussi un pote à Jason, ils habitaient dans le même quartier.

    Je devrais peut-être passer par lui pour informer Dany de ce qui le menace, car parler directement à ce dernier pourrait paraître incongru. Mais quand ? Et comment ? Certainement pas aujourd'hui, étant donné l'empressement que montre Juliane pour n’emmener boire un coup à l'Insolite. D'autant plus que le pote à Dany ne semble pas disposer des meilleures conditions pour recevoir mon message : il batifole avec sa copine, un genre de gothique à collants rayés. Lui passif, presque endormi ; elle fougueuse, assise sur ses genoux en amazone. Voir des gens qui s'aiment, en aimant et étant aimé soi-même, c'est quant même une belle sensation...

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