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    Encore une nuit passée dans les rues à traîner, à marcher au hasard d'un trottoir à l'autre. La soirée a commencé chez Jason, en compagnie de ses nouveaux amis de l'université, des jeunes friqués qui dilapident l'argent de poche de Papa en vodka, Guinness, cannabis et autres petites pilules mauves. J'étais censé dormir là-bas, mais ça ne me disait rien. En cette soirée d'été, j'ai besoin d'évasion. Les rues sont désertes, le peuple dort, des chats trottent sur le bitume, un junkie m'a gentiment demandé une cigarette, la France a perdu sa finale contre l'Italie, et moi je traîne mes grolles un peu partout sauf à la maison.

    Chez moi c'est l'enfer. Surtout depuis que j'ai abandonné mon dernier travail. De toute façon je suis en contact avec un pote à Jason qui bosse dans le tatouage. Il tient son salon sur Lyon. On a beaucoup discuté tout à l'heure, c'était le seul mec pas trop défoncé, avec qui la conversation pouvait rester cohérente. Mes dessins lui plaisent. Il reconnaît mon talent et m'a proposé de me former en vue d'une embauche dans son salon. Le père n'en sait rien pour l'instant, le jour où il va l'apprendre il va recracher sa Kanter sur le programme télé de la table basse. Il paraît qu'en grandissant les gamins s'entendent mieux avec leurs parents. Je dois être une exception. Il n'y a cela dit qu'avec mon père que c'est vraiment tendu. Avec Maman, on se parlait peu mais ça allait, jamais elle ne m'a rabaissé, ni même découragé dans mon projet de travailler dans le dessin ou le tatouage. Elle était juste inquiète pour moi, pour mon avenir.

    À propos de dessin, j'ai tout à l'heure exprimé mes talents sur le mur face à la bibliothèque, un mur prévu pour les graffitis. Ça a calmé mes rancœurs pour quelques temps. Les habitants du coin pourront demain matin, je dirais même tout à l'heure, admirer une tête de serpent, tracée en noir sur un mur récemment repeint d'un blanc immaculé, déroulant sa langue fine et onduleuse.

    Je m'éloigne du centre-ville. Ici c'est encore plus calme. J'aime beaucoup me balader dans ce coin, en particulier dans une zone à l'écart, à l'arrière du plan d'eau, de jour et parfois même de nuit. Tout est noir, tout est silencieux. Juste le paisible flot de la Saône. Et le crissement des criquets, des grillons, des sauterelles... Ça bourdonne, ça stridule. J'imagine ces bruits comme venant de serpents tapis dans les hautes herbes au bord de l'eau, ou derrière un platane. Ces cris m'ont toujours fasciné, j'ai toujours eu le sentiment qu'ils m'étaient adressés, partout où je les ai entendus.

    Par-dessus la rivière, d'une rive à l'autre, flotte une lueur, celle d'une voiture reliant Jassans par le pont. Une ombre intrigante s'est révélée dans cette lumière fugitive. Une silhouette fantomatique accrochée à la rambarde, un genre de Dame Blanche. Je rejoins ce pont à la hâte, impatient de découvrir ce qu'il en retourne.

    Me voilà à cinquante mètres de l'endroit où m'est apparue la silhouette. Je scrute la rambarde et j'aperçois enfin l'objet de ma recherche. C'est la Joconde, la dépressive de mon dernier travail, vêtue d'une robe blanche. C'est un coup du destin, j'ai déjà pensé à elle dans mes réflexions sur ma quête intérieure.

    — Je vais sauter ! N'approchez pas je vais sauter !

    Elle ne me reconnaît pas dans le noir, sinon elle m'aurait tutoyé.

    — N'essayez pas de me sauver ! Ça vaudra mieux quand je serai morte...

    Je me sens bizarre. Ce que j'éprouve est étrange. Une révulsion interne, doublée d'un frisson grisant. L'appel d'une pulsion. Toute la nuit j'ai senti la haine s'agiter lourdement en moi comme une anguille dans un bocal. Ça m'arrive de plus en plus souvent. Je dois répondre à cet état de fait, et l'intuition me dit qu'une occasion de prolonger ma quête se présente maintenant. Ma quête vers mon Moi véritable, dépouillé de ses artifices qui l'alourdissent.

    — Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Laissez-moi ! Quand je serai morte je verrai plus vos sales têtes ! J'entendrai plus vos saloperies ! Vous me bouffez la vie depuis toujours, jusqu'à ce que j'en crève !

    Sa voix se fait de plus en plus déchirante. Elle pleure, pousse des hurlements malsains.

    — Ce soir vous m'avez eue ! Ils m'ont eue ces enculés !! Ils me pourrissent l'existence ! Ça a toujours été comme ça et nianiania et nianiania...

    Ah ouais... Voilà qu'elle part dans un délire.

    — Nianiania tu feras jamais rien de ta vie ma fille... Même pas foutue de faire la cuisine... Tu feras même pas un bon tapin vu ta sale tête, ma fille... Et nianiania... Maîtresse pourquoi Suzanne elle est vilaine ?... Dégage la vilaine !... Sorcière ! Sorcière !... Pourquoi on t'a pas brûlée Sorcière ?... Sorcière...

    Je la sens prête à prolonger longtemps sa tirade. Elle perd la boule. C'est le moment où jamais de m'octroyer un intense sentiment de vie. Le destin offre à ma portée le pouvoir de mort sur un être. J'approche à pas feutrés cette femme toujours penchée sur le vide, les mains accrochées à la rambarde. Elle ne m'a pas adressé un seul regard depuis mon arrivée, tellement concentrée sur l'obscurité qui l'entoure : le ciel en haut, piqueté d'étoiles et sensiblement éclairé par sa lune, puis les eaux calmes de la Saône en bas, ornées de traits argentés grâce aux lumières blanches de grands lampadaires. La voici à ma portée, d'ici je pourrais la toucher. Le pouvoir de tuer me voue à un état d'extrême excitation. Ça brûle dans mes entrailles, une flamme s'attise en moi... La femme se tait, sanglote, et reprend de plus belle, d'une voix pathétique, déformée par la rage et la tristesse...

    — T'es laide ma fille !... Ton âme est laide... Comme ton visage de vilaine sorcière... T'aurais jamais dû sortir de mon ventre !... J'aurais dû te donner aux cochons ! Comme l'avorton de la fille du garde-champêtre !... Nourrir les cochons !... Si j'avais pu je t'aurais...

    Et paf ! Le coup de pied est parti, mesuré mais assez fort pour qu'elle lâche la rambarde. Ça vient de faire plouf. C'est parti comme un éclair, c'était ça ou macérer ma haine pour les semaines à venir. Je l'entends patauger, hurler des mots inaudibles. J'aurais pu la tirer en arrière, et ainsi la sauver, c'est ce que la morale m'enseignait. J'en ai toutefois décidé autrement, et c'est irréversible.

    Le silence est revenu. Je n'entends plus la bonne femme se débattre dans l'eau. Je n'ose pas vérifier, mais cette fois c'est bel et bien fini. L'acte était laid mais nécessaire. Maintenant je peux rentrer chez moi le cœur libéré de ma haine, comme si je venais d'accomplir une vengeance. Contre quoi ? Je l'ignore.

    Moi seul sait ce qui s'est déroulé ce soir, sur ce pont. La nuit était ma seule spectatrice. C'est peut-être pour elle que j'ai agi de la sorte, aujourd'hui et les fois précédentes. Je me suis souvent interrogé sur l'origine de ce besoin d'explorer mes facettes obscures, sans vraiment y répondre, mais la clé se trouve peut-être ici. Si quelqu'un nous observe du bout de cette infinité noire qui surplombe nos têtes, c'est à lui que s'adressent mes actions malveillantes. C'est lui que je désire choquer, agresser, lui qui nous regarde errer comme des enfants perdus sur un champ de bataille, et n'agit pas, à croire qu'il se rit de nous en silence. Et avec ça on est censé laisser nos vies s'écouler sagement, comme des ruisseaux. Crier ne suffit pas, je dois frapper. Et c'est ce que j'ai fait ce soir, et fais depuis toujours, indirectement. Le bout de la nuit étant trop loin, j'attaque ses enfants, et transforme les ruisseaux en torrents.

    Je crois avoir mis un peu de lumière sur cette obscure voie de non-retour que j'arpente depuis des années, et c'est encore pire. Je n'aurais jamais dû trop y réfléchir, car maintenant ça va empirer, je le sais. La porte de sortie n'existe pas. Aujourd'hui je me sens libéré, jusqu'au jour où renaîtra ce besoin de m'autoexplorer.

    Le jour reprend sa place. Je rentre chez moi, sous un ciel mauve, en éclusant sans passion la bière tiède qui traînait au fond de mon sac. Je vais dormir tout le jour, puis au réveil j'irai voir William, ou Corinne, ou les deux... Si je n'avais pas appris à contenir mes larmes, elles couleraient le long de mes joues...

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